<<< Partie 6

La première des six raisons offertes par André Comte-Sponville pour soutenir l’athéisme est « la faiblesse des arguments théistes ». Je remarquais dans la partie précédente que logiquement, même si les arguments théistes échouaient, cela ne montrerait pas que Dieu n’existe pas, car l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence. Mais tournons nous quand même vers les arguments théistes en question, pour apprécier qu’il existe au contraire de bonnes raisons de croire en Dieu, et pour voir comment André Comte-Sponville tente d’éviter logiquement leurs conclusions théistes. Traitons les dans le même ordre que lui. Il commence ainsi (p.87) : « la première est la plus déroutante ». Il s’agit de la « preuve ontologique » (l’ontologie est l’étude de la nature de « l’être »). Je note en passant que j’utilise les mots « preuve » et « argument » de manière interchangeable, sans y voir de différence de sens : dans notre contexte, une preuve (ou un argument) est une suite de considérations logiques tentant d’établir une conclusion justifiée (dans notre cas, l’existence de Dieu). L’argument ontologique, donc, est en effet intriguant. Il s’agit d’un argument très ancien, initialement offert par Anselme, qui commence par considérer le concept même de Dieu. Dieu, par définition, est supposé être un être maximalement excellent, c’est à dire un être dont on ne puisse pas concevoir qu’il en existe un plus excellent. A partir de cette définition, Anselme dit alors que si un être excellent n’existait que dans nos idées, ce serait moins excellent que d’exister en vrai. Un tel être qui aurait toutes les perfections que l’on imagine et qui en plus existerait vraiment, serait plus excellent que celui qu’on ne fait qu’imaginer. Et donc, Anselme conclut, si l’être maximalement excellent que l’on imagine dans nos têtes est bien maximalement excellent, il s’ensuit logiquement qu’il n’existe pas que dans nos têtes, mais existe en vrai. Et donc il conclut qu’un être maximalement excellent existe en vrai ! … -Pardon ?! C’est allé un peu vite, dira-t-on sans doute. J’ai tendance à être d’accord avec André Comte-Sponville quand il dit que l’argument ontologique est une « preuve étonnante, fascinante, agaçante » (p.89). C’est un argument purement conceptuel, qui ne se base pas sur une observation dans le monde, mais juste sur le concept de Dieu, et sur la logique. C’est selon moi un puzzle amusant, souvent difficile à résoudre pour l’athée, mais comme il est un peu bizarre, son poids est assez limité dans un débat entre croyants et athées, et ce n’est de loin pas l’argument que j’utiliserais en premier. Comte-Sponville dit que c’est une « drôle de preuve, qui ne convainc…que les convaincus ! » (p.89). C’est bien possible, et donc comme je le disais, cet argument n’est pas mon favori, mais il reste un puzzle logique intéressant à résoudre pour le philosophe athée, et il se trouve que la critique de Comte-Sponville au sujet de cet argument est invalide. Alors permettez moi de défendre l’argument, ne serait-ce que pour souligner l’échec de Comte-Sponville. Pour cela, je vais offrir la formulation un peu plus rigoureuse de l’argument, défendue de manière contemporaine par Alvin Plantinga, qui procède ainsi :

(1) Il est possible qu’un être maximalement excellent existe

(2) S’il est possible qu’un être maximalement excellent existe, alors il existe dans un monde possible (c’est ce que signifie « être possible »)

(3) Si un être maximalement excellent existe dans un monde possible, alors il existe dans tous les mondes possibles (car il est plus excellent d’exister nécessairement que d’exister de manière contingente)

(4) Si un être maximalement excellent existe dans tous les mondes possibles, alors il existe dans le monde réel (ça va de soi)

(5) Conclusion : Donc un être maximalement excellent existe dans le monde réel.

Et voilà !

A mon sens, les prémisses (2) à (4) sont incontestables logiquement, et donc la meilleure chance pour l’athée qui veut rejeter la conclusion en (5), est de disputer la vérité de la prémisse (1). Cette prémisse reste plausible à mes yeux: le concept d’un être maximalement excellent me semble cohérent, ne le pensez-vous pas ? Il est donc possible qu’un tel être existe, et ensuite, le reste de l’argument ontologique montre que si c’est possible, alors c’est vrai, et Dieu existe. L’athée doit donc affirmer que l’existence d’un être maximalement excellent n’est pas seulement fausse, mais est aussi logiquement impossible, telle un célibataire marié ou un triangle carré. Cela me semble assez extrême et peu plausible, mais c’est la meilleure voie à prendre pour un athée sensible qui rejette l’argument.

Malheureusement, ce n’est pas la critique qu’offre André Comte-Sponville. Alors que dit-il ? Il demande en page 89 :

comment une définition pourrait-elle prouver une existence ? Autant prétendre s’enrichir en définissant la richesse . . . Il n’y a rien de plus dans mille euros réels, explique à peu près Kant, que dans mille euros possibles (le concept, dans les deux cas, est le même) ; mais je suis cependant plus riche avec mille euros réels « qu’avec leur simple concept ou possibilité ». Même chose s’agissant de Dieu : son concept reste le même, que Dieu existe ou pas, et ne saurait donc prouver qu’il existe.

Oui, mais non. Tout d’abord, ce n’est pas seulement une définition qui établit l’existence de Dieu, c’est la définition plus l’affirmation supplémentaire de la prémisse (1), qui maintient que l’être décrit par cette définition est logiquement possible. Et ensuite, le parallèle supposé absurde avec les richesses ne tient pas, puisque le concept de 1000 euros n’inclut pas l’existence nécessaire. Les richesses ne sont pas par définition maximalement excellentes, et donc si elles existent de manière contingente dans un monde possible, il ne s’ensuit pas du tout qu’elles existent de manière nécessaire dans tous les mondes possibles, contrairement à un être maximalement excellent. La contre-preuve par l’absurde de Comte-Sponville est donc un échec.

Il offre ensuite une objection un peu plus convaincante : « L’être n’est ni une perfection supplémentaire, malgré Descartes, ni un prédicat réel : il n’ajoute rien au concept ni ne peut en être déduit » (p.89). Oui, c’est une critique assez fréquente de l’argument : dire qu’en soi, l’existence n’est pas une perfection supplémentaire, me semble aller dans la bonne direction, et cela réfute peut-être même la version de l’argument offerte par Descartes, mais malheureusement pas celle de Plantinga que j’offrais ci-dessus. Cette version que je défends ne présuppose jamais que l’existence est un prédicat ou une perfection supplémentaire. Elle dit juste que l’existence nécessaire est un prédicat (c’est clairement le cas), et une perfection, c’est à dire qu’elle est plus excellente que l’existence contingente. Cela me semble éminemment plausible : si deux êtres excellents presque identiques existent tous deux, l’un de manière nécessaire et l’autre de manière contingente, il me semble plausible de dire que celui qui est nécessaire soit plus excellent que celui qui n’est que contingent. L’argument ontologique formulé ainsi tient donc très bien la route à ce point, et la critique de Comte-Sponville manque la cible.

André Comte-Sponville ajoute (p.90) que « L’argument ontologique est désormais derrière nous plutôt que devant », ce qui est à la fois faux, et impertinent. Même si l’argument était tombé aux oubliettes, cela ne nous dirait rien concernant sa validité, mais de toutes façons, l’argument est aujourd’hui encore défendu de main de maître par Alvin Plantinga, William Lane Craig, et Robert Maydole, par exemple. Les rumeurs de son décès ont été grandement exagérées.

Enfin, Comte-Sponville critique l’étendue de la conclusion de l’argument, en disant que même si l’argument prouvait ce qu’il prétend prouver, cela ne serait pas suffisant pour affirmer l’existence de Dieu. Il annonce (p.90): « quand bien même l’argument prouverait, comme le voulait Hegel, l’existence d’un être absolument infini, qu’est-ce qui nous prouverait que cet être fût un Dieu ? Ce pourrait être aussi bien la Nature, comme le voulait Spinoza, autrement dit un être infini, certes, mais immanent et impersonnel, sans volonté, sans finalité, sans providence, sans amour…Je doute que cela satisfasse nos croyants. »

Permettez moi d’offrir trois réponses :

Premièrement, il déforme la conclusion de l’argument. Il ne s’agit pas d’un être « absolument infini », mais « maximalement excellent ». Il y a donc un bon nombre de propriétés divines qui découlent de l’excellence, et non pas simplement de l’aspect « infini » de cet être.

Deuxièmement, et n’en déplaise à Spinoza, la nature n’est en fait pas infinie. L’univers physique, notre monde naturel, est fini dans le temps et dans l’espace. Nous y reviendrons dans la prochaine partie, en défendant « l’argument cosmologique » pour l’existence du Dieu créateur.

Et enfin, troisièmement, je suis d’accord que pour les autres propriétés, on n’obtienne pas tout ce que souhaiterait le croyant chrétien : un être maximalement excellent n’est pas forcément une trinité, ce n’est pas nécessairement l’auteur de la Bible, etc. Mais si cet être maximalement excellent possède tel qu’on le suppose toutes les perfections, cela inclut l’éternité, l’amour, l’omnipotence, l’omniprésence, l’omniscience, etc. Le Dieu chrétien n’est pas bien loin !

André Comte-Sponville offre alors (p.89) une conclusion prématurée avec une affirmation époustouflante :

Bref, cette « preuve » n’en est pas une. Et comme toutes les autres, montre Kant, se ramènent à elle (elles supposent toujours qu’on puisse passer du concept à l’existence), il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu : celle-ci peut être postulée, non démontrée ; elle est l’objet de foi, non de savoir.

Pas si vite ! Cette dernière affirmation est sans mérite. Même l’argument ontologique que j’ai défendu ci-dessus ne commet pas forcément la faute dont Comte-Sponville l’accuse, mais dans tous les cas, l’affirmation (attribuée à Kant ?) que tous les autres arguments en faveur de l’existence de Dieu commettent la même offense est absurde. Nous avons déjà vu et défendu dans des parties précédentes l’argument moral pour l’existence de Dieu, et il ne faisait rien de tel. Les autres arguments que nous allons voir ensuite ne le font pas non plus, et donc leur réjection a priori par Comte-Sponville ne tient pas la route. Au contraire, il va lui falloir réfuter les arguments théistes au cas par cas, et, heureusement, Comte-Sponville s’y attelle. Alors poursuivons: nous avons vu ici que l’argument ontologique survivait très bien la critique d’André Comte-Sponville, voyons dans la prochaine partie ce qu’il a à dire sur « l’argument cosmologique ».

>>> Partie 8