« Spiritualité athée au flou artistique » Le cauchemar du philosophe analytique – Partie 14 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville
Dans les parties précédentes, nous avons évalué en détail les 6 arguments offerts par André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme : la soi-disant faiblesse des arguments théistes, celle des expériences de Dieu, le problème d’un Dieu qui serait incompréhensible, le problème du mal, la médiocrité de l’homme, et notre désir de Dieu comme raison de ne pas croire. Dans chaque cas, nous avons vu qu’il ne s’agissait pas de bonnes raisons d’être athée ou agnostique (certaines d’entre elles étaient même particulièrement mal conçues), et durant cette critique, nous avons également rencontré plusieurs bonnes raisons de croire, au contraire, que Dieu existe. Ma tâche de philosophe chrétien est donc accomplie pour ce qui est de la question « Dieu existe-t-il ? », et nous pouvons maintenant nous tourner vers la troisième et dernière partie du livre L’esprit de l’athéisme, qui tente de répondre à la question « quelle spiritualité pour un athée ? ». Dans cette partie, André Comte-Sponville tente de fournir un ensemble de pratiques et de pensées qui pourraient alimenter une vie « spirituelle » pour un athée, en l’absence de Dieu.
Je dévoile mon jugement d’entrée de jeu : cette partie du livre est particulièrement faible. Je n’ai rien contre le projet en soi, et j’apprécie sincèrement l’ouverture d’esprit d’André Comte-Sponville, mais sa réalisation est une longue illustration de ce qui m’insupporte dans la philosophie non-analytique, une longue démonstration de tout ce qu’il ne faut pas faire : le langage est flou, cherche à être poétique au détriment de la clarté et de la rigueur, et une grande partie du texte se trouve ainsi être virtuellement incompréhensible, si ce n’est explicitement absurde. Le souci de précision et d’analyse philosophique qu’André Comte-Sponville tentait (souvent avec succès) d’employer dans les parties précédentes, est ici presque entièrement abandonné, et je dois faire la confession risquée au sujet de cette dernière partie du livre : « je n’ai rien compris ». C’est toujours une confession risquée, car il y a bien deux explications possibles : soit le texte est réellement incompréhensible, soit je ne suis pas assez intelligent pour le comprendre ! Je m’expose donc à ce que le lecteur pense qu’il s’agisse de la deuxième option, mais j’espère convaincre par les citations ci-dessous, que mon incompréhension totale est justifiée par le texte, et non pas mon manque de matière grise. Dans le conte Les habits neufs de l’empereur, quand l’enfant s’écrie : « l’empereur est nu ! », il prend le risque d’être accusé de bêtise lui même, mais au final, cela convainc en fait la foule du contraire : l’invisibilité du vêtement n’est pas due à leur bêtise, mais à l’absence de vêtement. Je vais alors être le philosophe qui s’écrie « je n’y comprends rien ! », et espérer que vous me rejoindrez dans l’idée que le problème est dans le texte, et non dans le lecteur.
En page 203, André Comte-Sponville liste les sujets sur lesquels il tente de construire sa « spiritualité » athée :
le mystère et l’évidence, la plénitude et la simplicité, l’unité et l’éternité, le silence et la sérénité, l’acceptation et l’indépendance.
Au début de sa discussion de la spiritualité, aux alentours de la page 150, il s’agirait presque d’une « éthique », ou d’une « sagesse », mais il spécifie que ce qui l’intéresse c’est l’absolu, l’infini, l’éternel, qui sont traditionnellement l’apanage du théiste. Il part alors dans des acrobaties de langage pour essayer de rescaper ces notions dans un univers athée.
En pages 153 et après, il s’émerveille devant la taille de l’univers et sa propre petitesse. Soit. L’univers est grand. Il n’est pas infini. Je ne sais pas bien quelle conclusion en tirer vis à vis de la « spiritualité » dans un monde athée. Il fait ensuite l’apologie d’un « état modifié de conscience », expérience mystique (il répète l’expression en page 171), nous racontant qu’il a eu l’occasion de s’extasier devant l’univers, un jour, alors qu’il se promenait dans les bois avec des amis (p.167) :
C’est le plus beau moment que j’aie vécu, le plus joyeux, le plus serein, et le plus évidemment spirituel.
Ici encore, je n’ai pas grand-chose à dire sur son expérience. Il ne nous dit pas exactement de quoi il s’agit, et il confesse être incapable de la reproduire, donc le lecteur athée n’y trouvera pas ici une grande aide à la « spiritualité » sans Dieu.
Lorsqu’André Comte-Sponville en vient ensuite à discuter des sujets de méditation listés ci-dessus, le langage devient opaque, et la cohérence du propos se retire pour laisser place à la poésie. On lit des phrases comme celles-ci :
le mystère et l’évidence sont un, et c’est le monde. Mystère de l’être : lumière de l’être (p.172)
Pardon ?
D’ailleurs, vous n’êtes rien, en tout cas pas un être, ni une substance ; vous vivez, vous sentez, vous agissez (p.175)
Vous n’êtes rien, mais apparemment vous (rien) vivez, sentez et agissez. Plutôt difficile, lorsqu’on n’est rien, ni un être ni une substance.
L’esprit du Soto Zen : « la technique est le chemin ; le chemin est la technique (p.177).
Hein ?
Quoi de plus simple que la simplicité ? Quoi de plus rare ? C’est être un avec soi, au point qu’il n’y a plus de soi : il n’y a plus que l’un, il n’y a plus que l’acte, il n’y a plus que la conscience. Vous vous promeniez ? Il n’y a plus que la promenade. Vous faisiez l’amour ? Il n’y a plus que le désir ou l’amour. Vous méditiez ? Il n’y a plus que la méditation … vous étiez ? Il n’y a plus que l’être…(p.177)
Que dire ?
En pages 182-183, il tente de faire glisser le sens des mots pour maintenir que le présent est éternel (ce qui est évidemment nécessairement faux par définition) :
Comment l’éternité pourrait-elle être à venir ? Comment pourrions nous l’attendre ou l’atteindre, puisque nous y sommes déjà ? Eternité du présent : présence de l’éternité
Plait-il ?
le beau n’est qu’un chemin ; le travail n’est qu’un chemin. Pour aller où ? Là où mènent tous les chemins, qui les contient tous, et qui n’en est pas un (p.191).
Ah ?
En page 197, il anticipe ensuite que certains pourraient se moquer de ses propos un peu plus intimes :
C’est mon chemin … j’ose en parler, malgré l’intimité du propos, et tant pis pour ceux, il y en aura sans doute, que cela fera sourire.
J’espère qu’il est clair que je ne me moque pas de son expérience ou de son « chemin ». Ce que je critique, c’est le fait assez clair qu’André Comte-Sponville ne conçoive pas bien son expérience, et tente de la décrire avec une confusion notable, utilisant des phrases contradictoires, remplies de poésie et dépourvues de sens. C’est le cauchemar du philosophe analytique rigoureux.
Il dit ensuite (p.204) que nous sommes tous engagés dans certaines de ces disciplines, nous sommes donc tous sur le « chemin » de la spiritualité, et il explique :
Mais lequel d’entre nous n’a jamais ses moments d’attention, de plénitude au moins partielle, de paix, de simplicité, de fraîcheur, de légèreté, de vérité, de sérénité, de présence, d’acceptation, de liberté ? C’est le chemin où nous sommes (le chemin de la spiritualité, l’esprit même comme chemin), sur lequel il s’agit d’avancer.
Je ne comprends déjà pas ce que veut dire « l’esprit même comme chemin », mais la suite est pire :
Ceux qui sont allés au bout, ne serait-ce qu’une fois, savent qu’il ne mène nulle part que là, exactement, où nous sommes déjà : que l’absolu n’est pas le but du chemin (ou qu’il ne l’est que tant qu’on ne l’a pas atteint), mais le chemin lui-même.
N’importe quoi.
Je poursuis ma revue des phrases poétiques mais contradictoires avec en page 207 :
Mais il n’y a pas de Dieu ; il n’y a qu’un rêve sans rêveur, ou qui les contient tous, et c’est le monde, auquel on n’accède qu’à la condition de s’éveiller. Eveil : libération. C’est la même chose. C’est accéder à l’universel ou au vrai (au vrai, donc à l’universel) en se libérant de soi
Mais encore ?
La vérité du sujet n’est pas un sujet. Comment un sujet serait-il la vérité ? Le sage est sans ego. Comment l’ego serait-il sage ? (p.209)
Hein ?
Le moi n’est rien que l’ensemble des illusions qu’il se fait sur lui-même. Encore peut-on en sortir (par la connaissance, par l’action), et c’est ce qu’on appelle l’esprit.
Eh…
Voilà, j’espère ne pas être le seul à n’avoir rien compris à la spiritualité athée telle qu’André Comte-Sponville la conçoit, et je ne m’attarde pas sur cette troisième partie défendant des thèses floues et difficiles à évaluer. Oublions donc tout cela pour finir sur une note positive : je répète au lecteur que la philosophie analytique pratiquée par Comte-Sponville dans les deux premiers tiers de son ouvrage est bien meilleure, et j’insiste que L’esprit de l’athéisme est une lecture importante pour celui qui s’intéresse à l’athéisme à la française. Au final, je le recommande vivement, et je me réjouis qu’il ait été écrit. Comptez-moi parmi les fans d’André Comte-Sponville.
Notre critique de L’esprit de l’athéisme en 15 parties touche à sa fin, mais pour conclure en bon philosophe chrétien, dans la prochaine et dernière partie, je voudrais dire un dernier petit mot sur Jésus de Nazareth, et sa compréhension par André Comte-Sponville qui se dit « athée fidèle » aux valeurs d’inspiration chrétienne.
Guillaume Bignon, M.S., M.A., Ph.D. Théologie Philosophique