<<< Partie 1

Dans la partie précédente, je félicitais André Comte-Sponville pour son approche attentive et analytique sur la question de l’existence de Dieu, et je disais qu’il procédait intelligemment en commençant par donner une définition claire de ce qu’il entend par Dieu, avant de débattre son existence. Cette définition, il la formule ainsi :

« J’entends par « Dieu » un être éternel, spirituel et transcendant (à la fois extérieur et supérieur à la nature), qui aurait consciemment et volontairement créé l’univers. Il est supposé parfait et bienheureux, omniscient et omnipotent. C’est l’être suprême, créateur et incréé (il est cause de soi), infiniment bon et juste, dont tout dépend et qui ne dépend de rien. C’est l’absolu en acte et en personne. » (p.78)

Cette formulation, je dois dire, est remarquable de justesse, et je pense que la plupart des théistes seront satisfaits de débattre l’existence de Dieu en des termes au moins assez proches. Un seul problème selon moi réside dans l’expression « incréé (il est cause de soi) ». Selon moi, Dieu est effectivement incréé, car c’est un être nécessaire et éternel, mais l’expression « il est cause de soi » me semble contradictoire. Si Dieu est nécessaire et éternel, alors il ne se cause pas lui-même, je dirais simplement qu’il n’admet pas de cause. Pour se causer soi-même, il faudrait dans un certain sens (un sens logique si ce n’est temporel), qu’il existe avant d’exister, pour pouvoir se causer lui-même à exister. Cela me semble incohérent, même pour Dieu. Il n’est donc selon moi pas causé par lui même, il est simplement sans cause, existant nécessairement et éternellement. En mettant ce petit problème de côté, le reste de la définition est bien acceptable, alors Comte-Sponville nous met définitivement sur la bonne voie pour débattre de l’existence de Dieu.

Mais avant même de débattre sur la question, il est assez central de demander si on est même capables de savoir la réponse. Et là, de manière remarquable, André Comte-Sponville dit « non ». Il dit (p.11) que « Dieu, par définition, nous dépasse. Les religions, non. Elles sont humaines … et comme telles accessibles à la connaissance et à la critique », ce qui semble bien supposer que Dieu, lui, ne l’est pas (accessible à la connaissance et à la critique). Il confirme (p.39) en annonçant que la question de l’existence de Dieu est « objectivement indécidable », et « A cette question, répétons-le, aucune science ne répond, ni même, en toute rigueur, aucun savoir » (p.78).

Ces affirmations soulèvent naturellement la question : « qu’entend-il par « savoir » ? »

L’épistémologie est cette branche de la philosophie, qui consiste à demander « qu’est-ce que le savoir ? », et quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes, pour déclarer que l’on sait quelque chose. Comte-Sponville opère donc ici avec une épistémologie selon laquelle le savoir que Dieu existe (ou qu’il n’existe pas), est impossible. Il faut alors lui demander : quelles conditions requiert-il pour accepter qu’une croyance soit une instance de savoir ? Il répond « on entend par savoir, comme il convient, le résultat communicable et contrôlable d’une démonstration ou d’une expérience) » (p.78). Ces conditions sont trop floues pour que je vous dise moi-même si je pense qu’elles sont trop restrictives pour le savoir que Dieu existe et donc selon moi inacceptables, ou au contraire acceptables mais satisfaites par mon savoir que Dieu existe. Alors poursuivons notre investigation de son épistémologie sceptique, avec une critique de son utilisation également inacceptable du mot « croire ». Il affirme : « Dieu existe-t-il ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons jamais, du moins en cette vie. C’est pourquoi la question se pose d’y croire ou non. » (p.79). Il a donc l’air de contraster « croire » avec « savoir ». Il annonce effectivement avec un effet choc, que « Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit « je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord un athée, c’est un imbécile. Et même chose, de mon point de vue, si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit « Je sais que Dieu existe ». C’est un imbécile qui prend sa foi pour un savoir » (p.80).

Passons sur le terme injurieux peu nécessaire, et disons simplement que le contraste qu’il tire entre « croire » (ou « foi ») et « savoir » est tout simplement un faux dilemme. Pourquoi ma foi en Dieu ne pourrait-elle pas être aussi un cas de savoir ? Non seulement « croire » et « savoir » ne sont pas mutuellement exclusifs, mais quand on y pense, c’est même pire que ça : « croire » est logiquement nécessaire pour « savoir » ! En effet, il est bien possible (et fréquent) de croire sans savoir, mais il est absolument impossible de savoir sans croire. Par exemple, je crois que j’habiterai encore à New York l’année prochaine, mais je ne le sais pas (un déménagement n’est jamais exclu, qui sait ?) ; par contre, il est impossible que je sache qu’on ait marché sur la lune si je ne crois même pas qu’on ait marché sur la lune ! Ainsi, « croire en Dieu » et « savoir qu’il existe » ne sont pas du tout incompatibles.

Mais peut-être Comte-Sponville contrastait-il le « savoir » non pas juste avec « croire », mais avec le fait que « la question se pose », de croire. Ainsi, le « savoir » requerrait selon lui que la question ne se pose même pas. Il énonce en effet certaines thèses qui penchent dans cette direction bien trop restrictive. Il précise (p.81) ce qu’il entend par « savoir », en distinguant différents niveaux de certitude : opinion (faible), conviction (plus fort), et savoir, qu’il décrit comme « suffisant subjectivement et objectivement ». Ce critère est encore un peu flou. « Suffisant » pour quoi ? Lorsque Comte-Sponville dit qu’un savoir doit être « objectif », ce qu’il a l’air de demander par là, c’est qu’une personne qui « sait » doit avoir le pouvoir de convaincre tout le monde. Il explique (p.81) : « Mais lequel parmi les gens intelligents et lucides, prétendrait, sur l’existence de Dieu, disposer d’un savoir, autrement dit d’une créance subjectivement et objectivement suffisante ? Si tel était le cas, il devrait pouvoir nous convaincre (c’est le propre d’un savoir : il peut être transmis à tout individu normalement intelligent et cultivé), et l’athéisme aurait depuis longtemps disparu ».

Ce standard est complètement irréaliste. Il admet toutes sortes de contrexemples. Si je suis innocent d’un crime, mais victime d’un complot de telle sorte que toutes les preuves pointent vers mois, je n’arriverai probablement pas à convaincre un jury de personnes « normalement intelligentes et cultivées », mais ça n’empêche pas du tout que je sache que je suis innocent. Ce contre-exemple réfute directement son affirmation. Mais même plus généralement, le savoir en aucun cas ne requiert une capacité à éliminer tous les dissidents, car il y a bien trop souvent des préjudices idéologiques, même chez les personnes « normalement intelligentes et cultivées ». Les négationnistes de l’holocauste, les partisans de théories de complot, les dogmatiques de mauvaise foi, sont parfois très « intelligents et cultivés », mais ils sont aussi pleins de préjudice. Ca ne nous empêche évidemment pas de savoir (pas seulement de croire) qu’ils ont tort.

André Comte-Sponville poursuit son apologie du scepticisme, avec une confusion entre tolérance et ignorance, semblant dire que si on tolère une personne qui n’est pas d’accord, alors on ne peut pas dire savoir qu’elle a tort. Mais c’est encore un standard inacceptable. Comte-Sponville prône la tolérance à très juste titre, mais semble confus sur la conclusion à en tirer. Retraçons ses pas pour voir où il manque le virage : il commence de manière très juste (p.81-82) : « Au-delà des modes ou des mouvements d’opinion, tout laisse entendre que religion et irreligion sont appelées à cohabiter sur la longue durée. Pourquoi faudrait-il s’en offusquer ? Cela ne gêne que les sectaires ou les fanatiques » Tout à fait ! Une personne tolérante est une qui ne s’ « offusque » pas du fait que quelqu’un ne soit pas d’accord. Il continue : « Beaucoup de nos plus grands intellectuels sont athées, y compris en Amérique, beaucoup sont croyants, y compris en Europe » Absolument. Ce qui montre bien que le théisme ou l’athéisme n’est pas qu’une question d’intellect ; comme mes exemples ci-dessus le soulignent, il faut aussi prendre en compte les préjudices, et l’accès aux preuves sur la question. Jusque là, nous sommes tous d’accord, mais c’est là que Comte-Sponville tire la mauvaise conclusion : « Cela confirme qu’aucun savoir—aujourd’hui pas plus qu’hier—ne permet de les départager ». C’est un non-sequitur, qui présuppose à tort encore une fois que le savoir est impossible si quelqu’un d’autre n’est pas d’accord. Il ajoute (p.82) : « Les religions sont innombrables. Comment choisir ? Comment les concilier ? Leurs disciples s’opposent depuis des siècles, y compris lorsqu’ils se réclament de la même révélation (les catholiques contre les orthodoxes, puis contre les cathares ou les protestants, les chiites contre les sunnites…) Combien de morts, au nom d’un même Livre ! Combien de massacres, au nom d’un même Dieu ! C’est une preuve suffisante de l’ignorance où ils sont tous. » Et c’est encore un non-sequitur. Non seulement cette conclusion est injustifiée, mais en plus elle est potentiellement fatale pour un athée aussi, car les tueries et les discordes ne leurs échappent pas ; doit-on conclure que les athées sont aussi ignorants ? Non. La vraie tolérance, c’est respecter son opposant idéologique, et défendre son droit de penser autrement ; ce n’est pas capituler devant le désaccord et abandonner ce que l’on croit savoir. Et là encore, je n’ai rien à apprendre à André Comte-Sponville, la tolérance (la vraie), il en fait preuve admirablement quand il écrit (p.86) « il y a aussi, chez les croyants au moins tout autant que chez les incroyants, des héros admirables, des artistes ou des penseurs de génie, des humains bouleversants », et « le désaccord, entre amis, peut être sain, tonique, joyeux. La condescendance ou le mépris, non. » Exactement. C’est la bonne distinction. Et rien de tout cela ne nous empêche de « savoir » ce que l’on sait, ni de tenter de convaincre celui qui n’est pas d’accord. En page 157, Comte-Sponville critique le « prosélytisme » de Pascal, mais je ne vois pas ce qu’il y a de mal à essayer de convaincre un autre de ce que l’on pense être vrai et important, c’est précisément ce que fait L’esprit de l’athéisme pour l’athéisme. Ce n’est pas du « prosélytisme » (utilisé apparemment comme un gros mot), mais de la philosophie analytique comme je l’aime.

Alors étant donné cette apologie du scepticisme assez radicale, j’en suis venu à avoir peur que Comte-Sponville n’utilise cette mauvaise épistémologie pour conclure : « puisqu’on ne peut pas savoir, ça ne sert à rien de discuter des arguments », mais Dieu merci, il ne tire pas du tout cette conclusion. Bien au contraire, il opère un excellent retour à la réalité, et se plonge dans l’évaluation des arguments. À la bonne heure ! Quand il nous dit (p.80) que « personne ne sait, au sens fort et vrai du mot, si Dieu existe ou non », il me semble que son inacceptable « sens fort et vrai » du mot « savoir », il ne le défend qu’en théorie. En pratique, il emploie un sens bien plus raisonnable, et abandonnant son standard irréaliste de « preuves », il se rabat sur la bonne option : « je n’ai pas de preuves. Personne n’en a. Mais j’ai un certain nombre de raisons ou d’arguments, qui me paraissent plus forts que ceux allant en sens contraire » (p.79) Oui ! Je trouve qu’il utilise aussi le mot « preuve » de manière trop restrictive (je pense qu’il y a de bonnes « preuves » que Dieu existe), mais ne nous attardons pas sur les mots, car au final il relève le bon défi: « Faire de la métaphysique, c’est penser aussi loin qu’on peut. C’est où l’on rencontre la question de Dieu et la possibilité, pour chacun, d’essayer d’y répondre » (p.83), et après tout, il n’est pas si modeste que cela dans ses affirmations athées : « l’athéisme est une croyance négative (a-theos, en grec, cela signifie « sans Dieu »), mais c’est bien une croyance—moins qu’un savoir, donc, mais plus que le simple aveu d’une ignorance ou que le refus prudent ou confortable de se prononcer. C’est en quoi je suis athée, j’y insiste, et non agnostique ». (p.84) Oui monsieur !

Selon moi, il n’est donc sceptique sur le « savoir » qu’en théorie. En pratique, il revient à faire comme tout le monde : il réfléchit, et pèse le pour et le contre pour arriver à une conclusion raisonnable. C’est dommage qu’il n’accepte pas qu’on puisse « savoir » des choses de cette manière, mais il est prêt à trancher sur la question suite à une étude des arguments, alors suivons le dans cette étude, et tranchons sur la question de Dieu !

Enfin, il reconnaît même qu’il existe des raisons de croire ou ne pas croire qui ne sont pas entièrement rationnelles : « Pourquoi ne crois-je pas en Dieu ? Pour de multiples raisons, dont toutes ne sont pas rationnelles … S’agissant ici d’un livre de philosophie, et non d’une autobiographie, on m’excusera de m’en tenir aux arguments rationnels » Absolument ! Et ces arguments rationnels, nous y tournerons dans la partie suivante…

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