Dans la partie précédente, nous discutions de l’argument moral en faveur de l’existence de Dieu, qui se formule ainsi :
Prémisse 1 – Si Dieu n’existe pas, alors il n’existe pas de valeurs morales objectives
Prémisse 2 – Il existe des valeurs morales objectives
Conclusion : par conséquent, Dieu existe.
Après avoir corrigé quelques déformations de l’argument par André Comte-Sponville, nous remarquions que sa position sur la question était en fait énoncée assez explicitement : il concède la prémisse 1, et pour rejeter la conclusion, il rejette la prémisse 2 : il affirme au contraire, que, puisque Dieu n’existe pas, la moralité est subjective ; il n’y a pas de valeurs morales objectives. En ses mots, « C’est ce que j’appelle le relativisme, ou plutôt c’est son envers positif : seul le réel est absolu ; tout jugement de valeur est relatif » (p.189).
Dès lors, si vous pensez que c’est faux, c’est à dire, si, comme moi, vous pensez qu’au moins certaines valeurs morales sont objectivement vraies, qu’il est par exemple vraiment mal de torturer un enfant pour le plaisir, ou vraiment bien d’aimer son prochain comme soi même, que ce n’est pas juste une affaire de préférence personnelle et subjective, alors le débat sur l’argument moral est clos : ses deux prémisses sont vraies, et la conclusion s’ensuit logiquement : Dieu existe.
Mais que pourrait-on ajouter pour convaincre un André Comte-Sponville qui, lui, semble prêt à nier la réalité objective de la moralité pour préserver l’athéisme face à l’argument moral ? Il y a deux choses à faire. Tout d’abord, je vais passer en revue une longue liste de citations de Comte-Sponville, qui illustrent bien que la moralité subjective est inadéquate, et ensuite, montrer encore une fois par ses propres écrits, que Comte-Sponville lui même affirme toute sortes de jugements moraux objectifs, incompatibles avec la position subjectiviste qu’il affirme. Regardons ainsi ce qu’il a à dire sur toutes sortes de questions morales soulevées dans son livre, et voyons s’il est possible de le pousser à rester cohérent vis-à-vis de son subjectivisme moral.
En page 40, il écrit : « il m’arrive de me définir en athée fidèle : athée, puisque je ne crois en aucun Dieu ni en aucune puissance surnaturelle ; mais fidèle, parce que je me reconnais dans une certaine histoire, une certaine tradition, une certaine communauté, et spécialement dans ces valeurs judéo-chrétiennes (ou gréco-judéo-chrétiennes) qui sont les nôtres. » Ok, ce sont les vôtres. Mais alors l’athée néonazi qui « se retrouve » plutôt dans l’histoire et les valeurs du troisième Reich est aussi un athée fidèle. Il est juste fidèle à d’autres valeurs, toutes aussi subjectives, et la question de savoir à quelles valeurs vous êtes fidèles, est un choix arbitraire, un accident de vos histoires, que nul ne peut départager par un jugement objectif. Si les valeurs judéo-chrétiennes sont meilleures, ou supérieures, ou plus vraies que celles du Reich, alors le subjectivisme moral est faux, la prémisse 2 de l’argument moral est vraie, et il s’ensuit que Dieu existe.
En page 49, en discutant de ses valeurs judéo-chrétiennes, Comte-Sponville concède exactement mon affirmation, lorsqu’il affirme : « Si j’étais né en Chine, en Inde ou en Afrique, mon chemin serait évidemment différent. Mais il passerait pareillement par une forme de fidélité. » Oui, une fidélité à des valeurs contradictoires avec ses valeurs présentes. Et donc selon son subjectivisme, aucune n’est plus vraie qu’une autre !
« Cela ne nous empêche pas de critiquer la morale de nos pères, insiste-t-il en page 34, … d’innover, de changer ». Précisément ! Changer, mais pas améliorer « ; mais nous savons bien que nous ne pourrons le faire valablement qu’en nous appuyant sur ce que nous avons reçu. » Mais reçu de qui ? Certainement pas de nos pères, puisque c’est précisément leur moralité que Comte-Sponville suppose ici qu’on puisse critiquer. Lorsque le relativisme est affirmé, nous n’avons aucune base pour « critiquer » la morale de nos pères ; aucun « appui », comme il dit. Le subjectiviste moral a les pieds fermement plantés dans le vide.
Il poursuit (p.52) : « Voler, violer, tuer ? Ce ne serait pas digne de moi – pas digne de ce que l’humanité est devenue, pas digne de l’éducation que j’ai reçue, pas digne de ce que je suis et veux être. Je me l’interdis donc, et c’est ce qu’on appelle la morale. Pas besoin de croire en Dieu pour cela ; il suffit de croire ses parents et ses maîtres, ses amis (si on a su les choisir) et sa conscience. »
Le fait que cette position soit absurde se voit assez aisément lorsqu’on la confronte à l’existence d’un individu, qui, contrairement à André Comte-Sponville, ne s’interdirait pas ses choses là. Si ma conscience ne m’interdit pas le viol, ce n’est pas mal de violer ? Si mon éducation par mes « parents et mes maîtres » est raciste, il n’y a pas de mal à la suivre ? « Pas digne de l’humanité », dit-il ? D’où vient cette dignité objective ? Si l’homme est créé à l’image de Dieu, certes, il a une valeur morale intrinsèque, un statut moral qui le distingue spécialement des animaux, mais si Dieu n’existe pas, le processus darwinien purement matérialiste et aléatoire qui nous a tous engendrés ne peut pas conférer un statut moral et une dignité à l’humanité, du simple fait que nous soyons plus intelligents que nos cousins les moutons ou les étoiles de mer, les cactus ou les chauves-souris.
Le subjectivisme moral affirmé par André Comte-Sponville est invivable, et assez littéralement in-croyable. Pour preuve, Comte-Sponville lui même dérape à plusieurs endroits, et se voit affirmer des valeurs morales objectives.
Il écrit (p.58) : « S’il n’y avait pas de valeurs, ou si elles ne valaient rien, il n’y aurait ni droits de l’homme ni progrès social et politique » Mais c’est précisément ce qui s’ensuit de sa vue subjectiviste. D’où viennent les droits de l’homme que Comte-Sponville cherche à affirmer malgré son subjectivisme ? Les droits de l’homme sont objectifs ! Si Monsieur Cohen a le droit de vivre selon André et le droit seul de se faire exterminer selon Adolf, alors Monsieur Cohen n’a pas de droit de l’homme. Si les droits de l’homme sont réels, alors Adolf a tort. Vraiment tort. Objectivement. Et le relativisme d’André Comte-Sponville se voit réfuté. Or Comte-Sponville affirme bel et bien les droits de l’homme, en page 140 il nous dit que : « la liberté de conscience fait partie des droits de l’homme et des exigences de l’esprit », ce qui présuppose bien que les droits de l’homme sont réels.
De manière similaire, en page 27, il nous offre toutes sortes de jugements moraux succincts (et il a bien raison !) : « Une élection vaut mieux qu’un sacre ; le progrès vaut mieux qu’un sacrement ou qu’un sacrifice … Agamemnon, pour obtenir des dieux un vent favorable, fit égorger sa fille Iphigénie. Qu’est-ce d’autre, à nos yeux, qu’un crime doublé de superstition ? L’histoire est passée par là, et c’est tant mieux. Les lumières sont passées par là. Un grigri, pour nous, relève de la superstition davantage que de la spiritualité ; un holocauste, de l’horreur davantage que de la religion. »
Ces comparaisons sur ce qui « vaut mieux » qu’autre chose ne sont pas formulées à la manière des préférences purement personnelles et subjectives, comme on dirait que la vanille « est meilleure » que le chocolat. Elles présupposent, il me semble, la vérité objective de ce qu’elles affirment. Comte-Sponville se félicite du passage de l’histoire et des lumières, de telle sorte que « pour nous », un grigri relève de la superstition, et un holocauste relève de l’horreur. Je réponds avec une question : quel « nous » ? Les Nazis sont-ils inclus ? Ils appartiennent clairement au monde post-lumières. Comte-Sponville est donc encore une fois coincé entre son envie (son besoin !) d’affirmer que l’holocauste est vraiment mal, et son affirmation précédente que rien n’est vraiment mal si Dieu n’existe pas.
Un dernier échantillon de ses jugements moraux devrait suffire à illustrer ma critique : il affirme (p.74) : « Paix à tous, croyants et incroyants » d’où vient ce jugement moral ? Est-il objectivement vrai ? « la vie est plus précieuse que la religion (ce qui donne tort aux inquisiteurs et aux bourreaux » Tort ? « la communion, plus précieuse que les Eglises (c’est ce qui donne tort aux sectaires) ; la fidélité, plus précieuse que la foi ou que l’athéisme (c’est ce qui donne tort aux nihilistes aussi bien qu’aux fanatiques) ; enfin – c’est ce qui donne raison aux braves gens, croyants ou non – l’amour est plus précieux que l’espérance ou que le désespoir. »
Je suis bien d’accord sur un bon nombre d’entre eux, mais Comte-Sponville n’a aucun terrain pour les affirmer en ces mots. « Tort », « raison », c’est le langage de la vérité objective. Le subjectivisme d’André Comte-Sponville exclut ces jugements catégoriques (pourtant vrais), et relativise tout, les ramenant à une affaire de préférences personnelles impossibles à dénoncer comme fausses.
Cette dénonciation est pourtant précisément ce que fait Comte-Sponville, et je vous invite à le suivre avec enthousiasme ! Mais il s’ensuit donc qu’au moins certaines valeurs morales sont objectives, et l’argument moral est alors concédé par l’athée : si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de valeurs morales objectives, mais il y a des valeurs morales objectives, donc Dieu existe.
Guillaume Bignon, M.S., M.A., Ph.D. Théologie Philosophique
« Nier la réalité objective de la moralité pour préserver l’athéisme face à l’argument moral » : je crois que c’est bien là le nœud du problème des athées.
Merci pour cette critique.
« Nier la réalité objective de la moralité pour préserver l’athéisme face à l’argument moral » : sans compter que sans morale objective, l’argument du mal tombe aussi…
Pingback: Huit cents ressources gratuites en français sur l'apologétique (la défense de la foi) – Par la foi