<<< Partie 7

Le deuxième argument en faveur de l’existence de Dieu qui est critiqué par André Comte-Sponville est la preuve cosmologique, « par la contingence du monde » (p.90). Cet argument, développé par Gottfried Leibniz, commence par poser la question: « Pourquoi existe-t-il un univers, plutôt que rien du tout? » L’argument se base sur le principe que « tout ce qui existe doit avoir une raison de son existence (soit par une nécessité de sa propre nature, soit par une cause externe) ». Cette thèse est appelée le « principe de la raison suffisante », et semble en effet bien plausible : si une chose existe mais aurait pu ne pas exister (c’est à dire qu’elle existe de manière contingente), alors il doit y avoir une raison suffisante pour expliquer pourquoi elle existe plutôt que le contraire.

L’argument constate ensuite que l’univers est contingent : il aurait pu ne pas exister. Il aurait été cohérent que rien n’existe du tout, et il n’y a donc aucune raison de penser que l’univers physique que nous observons soit nécessaire, c’est à dire qu’il soit impossible qu’il n’existe pas. Une autre raison de penser que l’univers est contingent provient du fait que l’univers ait eu un commencement. S’il n’est pas éternel dans le passé, s’il a commencé à exister, il était clairement possible qu’il n’existât pas. Je note au passage que techniquement, il existe deux preuves indépendantes et importantes dites « cosmologiques » : celle qu’André Comte-Sponville critique ici, par la contingence du monde (défendue par Leibniz), et une autre distincte, par le commencement du monde, défendue de manière contemporaine par William Lane Craig. Cette dernière s’appelle la preuve cosmologique « de Kalaam », et Comte-Sponville ne semble pas la connaître, ou du moins ne la mentionne pas. C’est un trou important dans sa défense, car il s’agit d’un autre argument théiste puissant auquel il ne répond pas, mais comme il traite au moins de la version Leibnizienne, voyons ce qu’il a à dire au sujet de celle-ci, et je ne m’attarderai pas trop sur la version de Kalaam.

L’univers, Leibniz remarquait, est donc contingent. Mais alors si le principe de raison suffisante est vrai, il s’ensuit logiquement que l’univers doit avoir une explication de son existence, dans une cause extérieure. Quel type de cause ? Puisque l’univers est la totalité du monde spatio-temporel, sa cause doit être transcendante, immatérielle, non-spatiale, atemporelle, incroyablement puissante, et ayant créé l’univers. Cet argument établit ainsi l’existence d’un être avec un bon nombre des propriétés de Dieu, et dont l’existence ne peut pas être admise par un athée cohérent. C’est donc un argument théiste assez puissant.

Qu’en dit alors André Comte-Sponville ? Il commence par reconnaître sa force, en admettant :

Des trois « preuves » classiques de l’existence de Dieu, c’est la seule qui me paraisse forte, la seule qui, parfois, me fasse hésiter ou vaciller. Pourquoi ? Parce que la contingence est un abîme, où la raison se perd. Un vertige, toutefois, ne fait pas une preuve (p.91).

Pour ceux qui trouveraient cette réponse déroutante, revoyons l’action au ralenti : « La contingence est un abîme où la raison se perd ». C’est une bien belle métaphore poétique, mais une piètre réponse à un argument logique. Je concède bien qu’un « vertige » ne fasse pas une preuve, mais l’argument cosmologique n’est pas un « vertige », c’est un argument déductif logiquement valide, avec deux prémisses vraies et plausibles. Il me semble bien que cela fasse une preuve. André Comte-Sponville continue avec la poésie, et s’en prend à la raison :

Pourquoi la raison – notre raison – ne se perdrait-elle pas dans l’univers, s’il est trop grand pour elle, trop profond, trop complexe, trop obscur ou trop lumineux ?

Encore une fois, la poésie est charmante, mais inadéquate pour répondre à un argument logique. L’univers physique est-il contingent, oui ou non ? Il n’y a aucun rapport entre sa contingence et sa taille, ou sa profondeur, sa complexité, son obscurité ou sa luminosité. Imaginez si les rôles étaient inversés : si le penseur chrétien (moi, en l’occurrence), devant les arguments athées, commençait à attaquer la raison, en disant poétiquement que la raison se promène dans le grand univers et se perd dedans… On n’entendrait plus que cela : « les croyants sont irrationnels, les athées ont la raison dans leur camp, etc. » Je ne vois pas pourquoi l’attaque de la raison serait plus respectable quand elle vient de la plume d’un athée faisant face à un argument logique en faveur de l’existence de Dieu.

Comte-Sponville poursuit sa critique de la raison en l’emmenant ensuite dans une direction plus intéressante, lorsqu’il demande :

Qu’est-ce qui nous prouve, même, que notre raison ne déraisonne pas ?

D’un côté, cette question est évidemment impertinente dans le contexte de notre argument, puisque l’on pourrait dire exactement la même chose de n’importe quel argument : tout argument présuppose que notre raison fonctionne correctement pour évaluer l’argument. Mais Comte-Sponville ajoute au sujet de notre raison que

Seul un Dieu pourrait la garantir et c’est ce qui interdit à notre raison d’en prouver l’existence de Dieu, qui garantit la véracité de notre raison.

Intéressant ! Cette tentative est révélatrice, car je suis en fait d’accord avec lui, que seul Dieu garantit la fiabilité de nos facultés cognitives. En effet, si Dieu existe, lorsqu’il créé l’homme, il le façonne avec des capacités intellectuelles qui, lorsqu’elles fonctionnent proprement, sont destinées à accéder et croire la vérité. Si Dieu n’existe pas, en revanche, nos cerveaux ont alors été façonnés par le processus darwinien de mutations aléatoires et sélection naturelle, dans le but non pas de produire des connaissances véritables, mais d’assurer notre survie et notre reproduction. Et tant qu’une croyance assure notre survie, la sélection naturelle se moque bien de savoir si cette croyance est vraie. C’est donc une raison de douter de la fiabilité de nos capacités intellectuelles si Dieu n’existe pas. N’est-il pas remarquable que Comte-Sponville l’affirme ici ? Présupposer la fiabilité de notre raison, c’est présupposer l’existence de Dieu. Mais donc comme notre argument cosmologique présuppose la fiabilité de notre raison, Comte-Sponville nous accuse de présupposer l’existence de Dieu ! Ma réponse sera simple : oui, je présuppose évidemment que notre raison est fiable en offrant mon argument, mais la fiabilité de notre raison ne devrait pas être une prémisse disputable. C’est une prémisse qu’André Comte-Sponville concède lui même ouvertement dès lors qu’il s’engage en débat avec le croyant, dans la mesure ou c’est évidemment une présupposition de tout argument logique. La fiabilité de notre raison est donc une présupposition d’André Comte-Sponville lui-même, lorsqu’il engage les arguments théistes en écrivant un livre de philosophie ! Si la raison humaine n’est pas fiable, pourquoi raisonner avec le lecteur de L’esprit de l’athéisme ? Clairement, il présuppose que la raison humaine est fiable, et donc s’il ajoute maintenant que seul Dieu peut le garantir, il ne nous offre pas une raison de douter de l’argument cosmologique ou de la fiabilité de notre raison ; ce qu’il nous offre, c’est une raison supplémentaire de croire que Dieu existe. À la bonne heure.

Il reprend ensuite sa critique poétique de l’argument cosmologique :

Que notre raison, devant l’abîme de la contingence, perde pied, ou soit saisie de vertige, cela explique que nous cherchions un fond, pour cet abîme ; cela ne saurait prouver qu’il en a un (p.92).

Mais personne ici ne « perd pied » ou n’est « saisi de vertige ». Je n’arrive toujours pas à savoir s’il admet que l’univers soit contingent. Il en a l’air, mais il est tellement vague que je ne suis pas sûr. Ensuite il a l’air de rejeter le principe de raison suffisante pourtant si plausible :

Le nerf de la preuve cosmologique, c’est le principe de raison suffisante, qui veut que tout fait ait une raison d’être, qui l’explique.

Entre parenthèse, je pense que cette formulation du principe est bien trop ambitieuse, je dirais plutôt simplement que toute chose qui existe a une raison de son existence, c’est plus modeste.

Il poursuit:

Pourquoi le monde ? Parce que Dieu. C’est l’ordre des causes. Pourquoi Dieu ? Parce que le monde. C’est l’ordre des raisons. Mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il y ait un ordre et que la raison ait raison ?

Soit cette phrase n’a aucun sens, soit elle admet une réponse triviale. Par définition, ce qu’il appelle ici « la raison » a raison ; si elle n’avait pas raison ce ne serait pas « la raison ». Il demande encore :

Pourquoi n’y aurait-il pas de l’absolument inexplicable ? Pourquoi la contingence n’aurait-elle pas le dernier mot, ou le dernier silence ?

Et revoilà la poésie. Que veut dire pour la contingence d’avoir « le dernier mot ou le dernier silence » ? j’avoue ne pas savoir. Il ajoute :

ce serait absurde ? Et alors ? Pourquoi la vérité ne le serait-elle pas ?

Ma réponse : parce que c’est la définition de la vérité même, qui nécessite qu’elle ne soit pas absurde. La loi de non-contradiction dit que si deux propositions se contredisent, affirmer les deux est absurde, c’est incohérent, c’est faux, car elles ne peuvent pas être vraies toutes deux en même temps. Et si André Comte-Sponville rejette maintenant les lois de la logique, je répète qu’il est futile d’écrire un livre de philosophie analytique rempli d’arguments logiques tel que L’esprit de l’athéisme.

Mais il corrige ensuite son langage trop fort pour reprendre sa concession d’absurde. Il fait une brève marche arrière et reformule :

D’ailleurs, ce serait moins absurde que mystérieux, et la vérité, pour tout esprit fini, l’est assurément (p.92).

Donc, pour résumer, il semble admettre que l’univers soit contingent, il rejette le principe de raison suffisante (sans aucune raison si ce n’est son souhait de nier l’existence de Dieu), dit que c’est mystérieux, et admet tacitement que si le principe de raison suffisante était vrai, il devrait exister un être nécessaire. Ce sont certes de fortes concessions devant l’argument cosmologique, mais il critique ensuite la valeur théologique de cette conclusion :

Au demeurant, quand bien même on donnerait raison à Leibniz, et au principe de raison, cela prouverait seulement l’existence d’un être nécessaire. Mais qu’est-ce qui nous prouve que cet être soit Dieu, je veux dire un Esprit, un sujet, une Personne (ou trois) ?

Encore une fois, j’admets bien que l’argument ne prouve pas la doctrine de la trinité, mais il nous donne plus que la nécessité de cet être : cet être est la cause extérieure de l’univers, qui doit donc être (comme je l’expliquais ci-dessus) nécessaire, atemporelle, éternelle, extrêmement puissante, et j’ajoute maintenant en réponse à Comte-Sponville que oui, elle doit aussi être « personnelle ». Pourquoi ? Parce qu’elle est immatérielle, et qu’il n’y a que deux sortes de candidats possibles dans l’ensemble des choses immatérielles : cela pourrait être soit une âme personnelle, soit un objet abstrait (tel que les nombres, les ensembles, les propositions, etc…) Mais les objets abstraits ne peuvent rien causer, or cet être est supposé être la cause de l’univers, ce qui par élimination nous donne un être personnel, immatériel, créateur de l’univers. Qu’on le nomme « Dieu » ou pas, aucun athée ne peut admettre une telle conclusion et garder sérieusement le nom d’athée.

André Comte-Sponville s’en prend alors au concept même de contingence, et démontre malheureusement une incompréhension de la logique modale, à savoir la logique du possible et de l’impossible, du nécessaire et du contingent (qui est évidemment employée par l’argument cosmologique par la contingence du monde). Il annonce :

Le monde aurait pu ne pas être ? Certes, mais pour l’imaginaire seulement et tant qu’il n’était pas (c’est ce qu’indique cet irréel du passé : aurait pu) point en lui-même et tant qu’il est.

Évidemment. Si c’est une objection, elle est confuse. Lorsque l’on annonce que l’univers aurait pu ne pas être, on entend bien que si ça avait été le cas, alors il n’aurait pas été tel qu’il est en vrai. Il n’y a aucune objection ici ; l’univers existe, vraiment, et il aurait pu, contrairement à ce qui est vrai dans le monde présent, ne pas exister : en bref, il est contingent.

Au présent, le réel ne connaît que l’indicatif, ou plutôt l’indicatif présent est le seul temps du réel, qui le voue à la nécessité

Non, pas du tout. Le réel peut être réel et nécessaire, réel et contingent, mais en aucun cas la simple réalité n’implique la nécessité, et qu’un philosophe professionnel se prenne les pieds dans le tapis au sujet de ces concepts philosophiques fondamentaux est assez surprenant.

Parce que tout serait écrit à l’avance ? Nullement. Mais parce que tout est, et ne saurait (au présent) être autre chose. Le principe d’identité y suffit : ce qui est ne peut pas ne pas être, puisqu’il est. C’est le vrai principe de raison, et le seul peut-être.

C’est encore confus. Lorsque l’on cherche à savoir si une chose vraie est contingente, on évalue si elle aurait pu être différente dans un autre monde possible, mais la possibilité alternative envisagée ne maintient évidemment pas en place l’état d’affaire réel, elle suppose une altération qui aurait expliqué une différence, et on considère alors la cohérence de ce scénario alternatif; pas sa compatibilité en tous points avec notre monde réel !

Le possible ? C’est du réel ou ce n’est pas. La contingence n’est que l’ombre portée du Néant ou de l’imaginaire – ce qui ne fut pas, ce qui aurait pu être – dans l’immense clairière du devenir ou de l’être (ce qui fut, ce qui est, ce qui sera).

Et revoilà la poésie. Je confesse ne pas pouvoir analyser ses affirmations sur les ombres portées dans des clairières. Enfin, André Comte-Sponville revient à une critique traditionnelle (et un peu plus sérieuse) de l’argument, lorsqu’il objecte (p.95):

C’est la grande question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » La question va au-delà de Dieu, puisqu’elle l’inclut. Pourquoi Dieu plutôt que rien ?

Mais la réponse est triviale : pourquoi le principe de raison suffisante ne requiert-il pas que Dieu ait une cause ? Parce que Dieu, par définition, existe par une nécessité de sa nature ; c’est un être nécessaire, chose que l’on ne peut pas affirmer au sujet de l’univers qui est contingent. Il anticipe cette réponse, et rétorque :

Penser l’être comme nécessaire, ce n’est pas davantage l’expliquer ; c’est constater qu’il ne s’explique que par lui même … , ce qui le rend, pour nous et à jamais, inexplicable.

Ce n’est pas tout à fait juste ; Dieu a une explication : son existence est expliquée par la nécessité de sa nature. Cela dit, j’admets bien qu’il y a dans l’existence nécessaire de Dieu un brin de mystère et d’émerveillement, mais au moins le concept reste cohérent ; alors que dans la vue athée, on a une contradiction entre le principe de raison suffisante et un univers contingent qui existerait sans explication, ce qui serait incohérent. C’est ce qui fait que l’argument cosmologique est un bon argument, et je pense avoir établi ici que sa critique par André Comte-Sponville est un échec. L’univers est contingent, il a même eu un commencement, deux propriétés qui requièrent l’existence d’une cause, un être transcendant, créateur de l’univers, immatériel, atemporel, nécessaire, et très puissant, que les chrétiens appellent Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Dans la partie suivante, nous passerons en revue le dernier argument théiste discuté par André Comte-Sponville : la preuve physico-théologique, ou argument du dessein intelligent.

>>> Partie 9