<<< Partie 14

André Comte-Sponville se décrit comme un « athée fidèle ». « Athée » parce qu’il affirme que Dieu n’existe pas, « fidèle » parce qu’il se revendique des valeurs traditionnellement chrétiennes qui l’ont influencé et qu’il apprécie visiblement beaucoup. La quasi-totalité de ma critique de son livre s’est concentrée sur son athéisme (le comprendre et le réfuter), mais j’aimerais conclure avec quelques remarques sur sa « fidélité » aux valeurs chrétiennes.

Contrairement à un bon nombre d’athées contemporains qui affirment que le théisme n’est pas juste faux, mais qu’il est aussi nocif, André Comte-Sponville, lui, a beaucoup de bien à dire du christianisme. Il décrit sa fidélité ainsi (p.70) :

fidélité à ce que l’humanité a produit de meilleur. Qui ne voit que les Evangiles en font partie ?

Qui ne le voit pas ? Beaucoup d’athées ! Mais tant mieux si Comte-Sponville apprécie les évangiles. Il dit aux chrétiens (p.72) :

je ne me sens séparé de vous que par trois jours – les trois jours qui vont, selon la tradition, du Vendredi saint à Pâques. Pour l’athée fidèle que j’essaie d’être …, une grande partie des Evangiles continue de valoir. A la limite, presque tout m’y paraît vrai, sauf le Bon Dieu.

Voyons ce qu’il reste des évangiles si l’on tente cette extraction du « Bon Dieu ». André Comte-Sponville dit qu’il reste l’amour, et que c’est l’essentiel du message de Jésus, pas l’existence de Dieu et du surnaturel:

Jésus est autre chose qu’un fakir ou qu’un magicien. L’amour, non les miracles, constitue l’essentiel de son message (p.73)

Je suis d’accord que l’amour du prochain est un élément central du message de Jésus, mais ses miracles, selon le Nouveau Testament, avaient pour fonction d’authentifier le message comme vrai, car venant de Dieu. Jésus dit « quand même vous ne me croyez point, croyez à ces œuvres, afin que vous sachiez et reconnaissiez que le Père est en moi et que je suis dans le Père » (Jn. 10 :38) et encore, « Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi; croyez du moins à cause de ces œuvres » (Jn 14 :11). Le même principe se trouve chez Paul, qui dit que la résurrection de Jésus, constatée par de nombreux témoins oculaires, témoigne de la vérité du christianisme (Actes 17:31, 1 Cor. 15:4-9).

André Comte-Sponville paraphrase Jésus (p.73) disant que « la primauté de l’amour » est ce « à quoi se ramènent « toute la loi et les prophètes » », mais la citation est arrachée de son contexte. Elle vient de Matthieu 22:36-40, dans lequel il est demandé à Jésus quel est le plus grand commandement de la loi. Jésus en donne deux en réponse, dont dépendent « toute la loi et les prophètes », et oui, le deuxième est bien « tu aimeras ton prochain comme toi même », mais Comte-Sponville saute le premier, et le plus grand ! « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée ». Drôle de méthode pour nous montrer ce qui est « essentiel » chez Jésus, que de sauter le commandement qu’il nous dit explicitement être le plus important, pour ne citer que le deuxième.

Pour comprendre l’essentiel du ministère de Jésus, il y a deux questions fondamentales à poser : 1-Qui est-il, et 2-Qu’a-t-il accompli ?

Je vous donne en une phrase la réponse du Nouveau Testament : 1-Il est le Messie, le divin Fils de Dieu, et 2-Il est venu annoncer le royaume de Dieu, et nous permettre d’y entrer.

La réponse de Comte-Sponville (p.73) diffère quelque peu : « Qu’il se soit pris pour Dieu, voilà ce que je ne puis croire ». Ironiquement je suis d’accord : Jésus ne s’est pas « pris » pour Dieu, puisque la formulation suppose qu’il ne l’était pas (je ne me prends pas pour le mari de ma femme si je suis le mari de ma femme). Mais passons sur ce détail : les documents du Nouveau Testament, qui sont nos meilleures sources historiques sur la personne de Jésus de Nazareth s’accordent à dire que Jésus était le divin Fils de Dieu, le Messie prophétisé dans l’Ancien Testament, un homme qui reçoit l’honneur et la louange de Dieu, qui affirme faire l’œuvre de Dieu, qui existait avant le monde, qui est même le créateur du monde, « Le Seigneur » dont parle l’Ancien Testament sous le nom de Yahweh, l’ « Emmanuel, Dieu avec nous », et le juge ultime des hommes au dernier jour disposant du pouvoir divin de pardonner les péchés. Un athée peut dire qu’il n’est pas d’accord avec la vue de Jésus, mais affirmer que Jésus lui-même ne croyait pas cela, n’est pas responsable historiquement et textuellement.

André Comte-Sponville adopte plutôt la vue de Spinoza (p.41), qui dit que Jésus était un « bon maître », mais pas divin:

Même leçon chez Spinoza. Il n’était pas plus chrétien que moi ; il était peut-être aussi athée que moi … cela ne l’empêchait pas de voir en Jésus-Christ un maître de premier ordre. Un Dieu ? Assurément pas. Le Fils de Dieu ? Pas davantage. Jésus, pour Spinoza, n’était qu’un être humain, mais exceptionnel, « le plus grand des philosophes »

Non. Etant données les affirmations radicales faites par Jésus telles qu’on les découvre dans nos meilleures sources historiques, si Jésus n’était pas le Fils de Dieu, il n’était certainement pas un bon maître. C’est une remarque célèbre de C.S. Lewis, qui disait que Jésus devait être Liar, Lunatic, ou Lord : un menteur, un malade, ou le Seigneur, mais certainement pas « le plus grand des philosophes ».

Comte-Sponville poursuit au sujet de Jésus:

Celui, en matière d’étique, qui a le mieux su dire l’essentiel. A savoir quoi ? Ceci, que Spinoza appelle « l’esprit du Christ » : que « la justice et la charité » sont toute la loi.

Non. Comme on l’a vu ci-dessus, pour Jésus, toute la loi est d’aimer Dieu et son prochain comme soi-même.

qu’il n’est d’autre sagesse que d’aimer

aimer Dieu !

ni d’autre vertu, pour un esprit libre, que de « bien faire et se tenir en joie »

Non, non, et non. Jésus dit rendre à Dieu ce qui lui appartient (Mat. 22:21), et dit faire sa volonté en toute chose (Jn. 5:19, 12:49). Soyez en désaccord, n’acceptez pas les enseignements du Christ, mais ne réquisitionnez pas Jésus pour une morale laïque et relativiste. Spinoza parlait de « la justice et la charité » au niveau purement humain, mais dans les enseignements de Jésus, ces deux vertus sont annoncées au sujet de Dieu. Dieu est effectivement parfaitement juste, ce qui, pour nous qui sommes tous pécheurs, est une nouvelle particulièrement mauvaise ! Jésus lui même refocalise sur la justice (au premier abord terrifiante) de Dieu : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne » (Mat. 10:28). Sans arrêt, Jésus annonce l’arrivée d’un jugement, et prône la nécessité d’entrer dans le royaume de Dieu, recevoir son pardon, être réconcilié avec Dieu, en bref, se trouver dans sa grâce.

La question se pose alors impérativement : comment un homme coupable peut-il se tenir devant un juge parfaitement droit, et espérer s’en sortir sans condamnation ? Cette question cruciale nous amène à notre deuxième interrogation centrale au sujet de Jésus : « qu’a-t-il accompli ? »

La réponse est au cœur du message merveilleux que les chrétiens appellent « l’évangile », à savoir la bonne nouvelle : Jésus est mort sur la croix, pour payer le prix de notre péché à notre place, absorbant en lui-même la colère de Dieu qui nous était destinée, de telle sorte que malgré notre culpabilité, nous puissions être pardonnés gratuitement, simplement en nous repentant de notre péché, et en plaçant notre foi en lui pour recevoir son sacrifice. Jésus le dit en ces mots : « le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs » (Mc. 10:45) et : « La volonté de mon Père, c’est que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour » (Jn. 6:40), ou encore:

Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. Celui qui croit en lui n’est point jugé; mais celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu (Jn. 3:16-18).

Voilà l’évangile, la bonne nouvelle : ce n’est pas par nos bonnes œuvres que nous obtenons la vie éternelle, le paradis, la réconciliation avec Dieu, mais par la foi en Jésus ! C’est un cadeau, reçu gratuitement par la foi, par tout ceux qui placent leur confiance en Jésus Christ.

C’est cette bonne nouvelle que Paul explique ensuite en détail dans ses épitres inspirées. Aux romains, il écrit : « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, et ils sont gratuitement déclarés justes par sa grâce ; c’est un don que Dieu leur fait par le moyen de la délivrance apportée par Jésus Christ, que Dieu a offert comme une victime destinée à expier les péchés, pour ceux qui croient en son sacrifice » (Rom. 3:23-25). Et aux Galates il dit encore : « sachant que ce n’est pas par les œuvres de la loi que l’homme est justifié, mais par la foi en Jésus Christ, nous aussi nous avons cru en Jésus Christ, afin d’être justifiés par la foi en Christ et non par les œuvres de la loi, parce que nulle chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi » (Gal.2:16).

Jésus meurt sur la croix, nous plaçons notre foi en lui, Dieu nous pardonne nos péchés. Voilà l’essence de l’évangile, accompli par Jésus Christ et proclamé par ses apôtres. Alors évidemment, si la vie éternelle se joue dans la balance, il est absolument essentiel pour les hommes de comprendre cette bonne nouvelle et de l’accepter. André Comte-Sponville note bien que c’est l’enjeu, lorsqu’il parle (p.74) des « trois jours » (entre la mort de Jésus et sa résurrection) qui le séparent des chrétiens :

Je sais bien que ces trois jours ouvrent sur l’éternité, par la Résurrection, ce qui fait une sacrée différence, qu’il ne s’agit pas d’annuler

Le problème est qu’il l’ « annule » quand même, en disant que l’éternité n’est pas essentielle dans les enseignements de Jésus :

Ainsi l’essentiel est sauf, qui n’est pas le salut mais « la vérité et la vie ».

Non. Encore une fois, le fragment « la vérité et la vie » est arraché de son contexte en tronquant la toute première chose que Jésus listait dans cette triade. Jésus dit être le chemin, la vérité et la vie. Le chemin qui mène où ? À Dieu ! Tout est expliqué dans ce même verset de Jean 14:6 si on respecte un tant soit peu le texte : « Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi ». Jésus explique encore qu’il est le moyen par lequel nous rejoignons Dieu le Père. Comte-Sponville passe à côté de l’essentiel chez Jésus :

ce que j’ai retenu de la lecture des Evangiles, c’est moins ce qu’il dit sur Dieu ou sur une éventuelle vie après la mort (il n’en dit d’ailleurs pas grand-chose) que ce qu’il dit sur l’homme et sur cette vie-ci (p.65).

Une lecture des évangiles qui trouve que Jésus ne dit pas grand-chose sur Dieu ou le jugement final, est irrémédiablement distraite, pour ne pas dire aveugle.

En conclusion : soit Dieu existe, soit il n’existe pas. En aucun cas le salut n’est-il un « non-essentiel ». Si Dieu n’existe pas, le salut n’est pas un « non-essentiel », c’est un impossible. Et si Dieu existe et rend l’éternité possible, alors évidemment que le salut et la vie éternelle sont essentiels. Dans cette critique de livre, j’ai tenté d’expliquer comment les arguments d’André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme échouaient (parfois de manière flagrante), et j’ai défendu plusieurs arguments justifiant l’existence d’un être maximalement excellent, créateur et designer de l’univers, source des valeurs morales objectives, et dont Jésus affirmait être la révélation ultime. La question du salut se pose alors, et il faut nous décider sur l’identité de Jésus. À quel Jésus croire? André Comte-Sponville s’invente le sien, et confesse ouvertement (p.73) :

disons que je me suis forgé une espèce de Christ intérieur, « doux et humble de cœur », en effet, mais purement humain, qui m’accompagne ou me guide.

Malheureusement, un Jésus imaginaire peut éventuellement accompagner ou guider, mais ne sauve pas. Ce constat concerne le croyant autant que l’athée, car bibliquement, Comte-Sponville n’est pas plus perdu que le « fidèle » qui n’est chrétien que de nom, va peut-être à l’église mais n’y croit pas vraiment, ou n’a pas reçu la bonne nouvelle du pardon des péchés pour lui-même. Pour chacun d’entre nous, la question de Jésus se pose : adopterons nous le Jésus déformé de notre « culture aux valeurs chrétiennes » qui ne sauve pas, ou le Jésus de l’histoire, le Jésus de la Bible, le divin Fils de Dieu qui pardonne les péchés et donne la vie éternelle à ceux qui se repentent et croient en lui ?

Il me semble que le choix est clair, et je témoigne ayant moi-même placé ma foi en lui, que Jésus est celui qu’il affirmait être : le chemin, la vérité et la vie.

Guillaume Bignon, Avril 2016.