Les deux parties précédentes de cette critique ont traité en détail le sujet de la moralité sans Dieu. Nous avons vu que si Dieu n’existait pas, alors la moralité serait subjective, ce qu’André Compte-Sponville affirmait très clairement, mais nous remarquions également qu’au moins certaines valeurs morales ne sont pas subjectives, et ont bien au contraire une réalité objective (certaines actions sont vraiment bien ou mal, quelles que soient mes préférences personnelles subjectives à leurs égards), et donc il s’ensuivait logiquement que Dieu existe. Enfin, nous relevions également quelques phrases importantes de L’esprit de l’athéisme qui présupposaient la réalité objective de la moralité, ce qui faisait que Comte-Sponville concédait virtuellement les deux prémisses de l’argument moral en faveur l’existence de Dieu. Dans ce contexte, il ne nous reste plus grand chose à ajouter sur la question, mais il reste quelques commentaires d’André Comte-Sponville qui sont suffisamment problématiques pour mériter une brève réponse ici avant de tourner la page sur le sujet de la moralité.
En page 53, André Comte-Sponville critique certains points de la moralité chrétienne (ou du moins qu’il perçoit comme chrétienne) au sujet de la sexualité, et essaie d’affirmer étrangement que ces choses là ne relèvent pas de la morale, mais de la théologie.
Le préservatif n’est pas un problème moral ; c’est un problème théologique. . . Même chose, entre nous soit dit, pour les préférences sexuelles de tel ou tel. Entre partenaires adultes et consentants, la morale n’a guère à s’en mêler. L’homosexualité, par exemple, est peut-être un problème théologique . . . Elle n’est pas – ou plus – un problème moral, ou elle ne l’est, aujourd’hui encore, que pour ceux qui confondent la morale et la religion, spécialement s’ils cherchent dans la lecture littérale de la Bible ou du Coran de quoi les dispenser de juger par eux-mêmes.
Il y a tant à corriger que je ne suis pas sûr de savoir où commencer.
Tout d’abord, son affirmation qu’il s’agisse de « problèmes théologiques » et non de « problèmes moraux » est incohérente. Soit Dieu existe, soit Dieu n’existe pas. Si Dieu existe, alors son dessein en terme de sexualité ancre la moralité, et ces questions sur la sexualité sont bel et bien des problèmes moraux. Mais si Dieu n’existe pas, alors ce ne sont effectivement pas des problèmes moraux, mais alors ce ne sont évidemment pas non plus des problèmes théologiques ! Pas de Dieu, pas de théologie ! Il est donc impossible que ces choses soient des problèmes théologiques mais pas moraux. Si une action est interdite par Dieu, c’est un problème moral ; et si Dieu n’existe pas, il va de soi que ce n’est pas un problème théologique.
Par ailleurs, il n’est pas clair pour moi ce qu’André Comte-Sponville appelle un « problème moral », étant donnée encore une fois son affirmation du subjectivisme moral. Puisqu’il affirme que la moralité est subjective, que ce n’est qu’une affaire de préférences personnelles sans réalité objective, il n’est pas très intéressant de l’entendre dire au sujet de certaines pratiques qu’elles ne sont pas vraiment immorales : sa vue implique que rien n’est jamais vraiment immoral.
Ensuite, quand il dit qu’ « entre partenaires adultes et consentants, la morale n’a guère à s’en mêler », c’est évidemment faux si Dieu existe et spécifie son dessein juste et bon pour la sexualité, mais j’ajoute que la condition soi-disant suffisante d’être « adultes et consentants » impliquerait que la morale n’aie rien à dire sur la promiscuité, les partouzes, l’adultère, l’inceste à l’âge adulte, le masochisme, et la prostitution (les deux partis sont consentants, étant donné un bon prix !) On m’excusera si en chrétien je rejette ce standard en affirmant au contraire que la sexualité est sacrée, un don merveilleux de Dieu pour les époux dans le cadre d’un engagement fidèle et éternel.
Lorsqu’André Comte-Sponville dit que « l’homosexualité n’est pas – ou plus – un problème moral », son « ou plus » souligne encore l’inadéquation de son subjectivisme moral : la moralité fluctue avec le temps, les cultures et les sociétés, et c’est la majorité qui l’emporte à un instant donné mais nul n’a raison, nul n’a tort, il n’y a pas de vérité morale sur la question.
Il accuse ensuite l’éthicien chrétien de « confondre la morale et la religion », mais ce n’est évidemment pas ce que nous faisons : nous ne les confondons pas, nous affirmons juste qu’il existe un lien entre les deux qui encre en Dieu l’objectivité de la morale. Si c’est incohérent, Comte-Sponville nous doit un argument à cet effet.
Enfin, il dit que l’on cherche dans la lecture littérale de la Bible ou du Coran de quoi nous « dispenser de juger » par nous-même. Non. Si la moralité est encrée dans les commandements de Dieu, et que la Bible contient (entre autre) des commandements de Dieu, alors il est bien sûr intéressant de savoir ce que Dieu a communiqué. Mais dans la mesure où les principes moraux révélés dans la Bible ne traitent pas directement et explicitement de toutes les situations auxquelles nous pouvons faire face au quotidien et à notre époque, le travail parfois difficile de juger à partir de principes généraux est toujours bien nécessaire.
André Comte-Sponville discute ensuite du « nihilisme moral », qu’il n’aime visiblement pas, et il cherche à s’en distancer à plusieurs reprises. Il regrette que « Sade et Nietzsche » soient « à la mode » chez nos intellectuels (p.54). Leur « nihilisme », venant du latin nihil, qui veut dire « rien », ou « nul », est dans ce contexte une position qui consiste à nier entièrement l’existence et la validité de la moralité. Le défi pour André Comte-Sponville, c’est de nous expliquer pourquoi son subjectivisme moral athée n’implique pas le nihilisme. Si on affirme avec lui que la moralité n’est pas objective, alors elle n’est pas vraie elle n’est pas réelle, elle n’est pas obligatoire. Quelle différence alors entre un subjectiviste et un nihiliste ?
André Comte-Sponville cherche à les distinguer ainsi (p.55): « J’appelle « nihilisme » tout discours qui prétend renverser ou abolir la morale, non parce qu’elle serait relative, ce que j’accorde bien volontiers . . . mais parce qu’elle serait, comme le prétend Nietzsche, néfaste et mensongère. » Le problème est que cette distinction n’en est pas une. Si la moralité n’est pas objective, elle est mensongère, puisqu’elle ne s’énonce qu’avec des formulations normatives et donc objectives : « il est obligatoire d’aimer son prochain, il est interdit de commettre un meurtre, il est interdit de torturer un enfant pour le plaisir, etc. » Ces injonctions morales sont soit objectives et réelles, soit subjectives et mensongères.
Comte-Sponville continue sa critique du Nihilisme :
« C’est reprendre à peu près la formule d’Ivan Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » Cela culmine ou se caricature dans l’un des slogans les plus fameux et les plus sots, de mai 1968 : « Il est interdit d’interdire » C’est où l’on passe de la liberté à la licence, de la révolte à la veulerie, du relativisme au nihilisme. »
Nous sommes bien d’accord que le slogan est sot, mais il n’est pas bien clair quelle différence Comte-Sponville cherche à maintenir ici entre relativisme et nihilisme. Son analyse des conséquences du nihilisme s’applique entièrement aux conséquences du relativisme : « Il n’y a plus ni valeur qui vaille ni devoir qui s’impose ; il n’y a plus que mon plaisir ou ma lâcheté, que les intérêts et les rapports de force. » Mais c’est exactement ce qui s’ensuit logiquement du relativisme : son opinion moral n’est que le sien, il ne s’impose en rien à celui de son voisin qui diffère, car il n’est pas objectivement plus vrai.
Il reprend sa critique du « tout est permis » de Dostoïevski en page 57 : « La seconde proposition [« tout est permis »] est surtout dangereuse d’un point de vue moral. Si tout est permis, il n’y a plus rien à s’imposer à soi-même, ni à reprocher aux autres. » C’est ce qu’implique sa vue ! Si l’autre ne s’impose rien, nous n’avons que notre opinion subjectif à y opposer, mais pourquoi serait-il normatif pour l’autre ? il ne l’est pas !
Il poursuit : « Au nom de quoi combattre l’horreur, la violence, l’injustice ? » Ce à quoi je réponds : L’horreur selon qui ? l’injustice selon qui ?
« C’est se vouer au nihilisme ou à la veulerie (celui-là n’était que la forme chic de celle-ci), et abandonner le terrain, en pratique, aux fanatiques ou aux barbares. Si tout est permis, le terrorisme l’est aussi, et la torture, et la dictature, et les génocides … » Et oui ! Mais si le mal du terrorisme, de la torture, de la dictature, et des génocides n’est pas objectif, il n’y a pas de vérité dans le camp de ceux qui les dénoncent dans cette bataille, et le terrain est déjà abandonné en effet !
Enfin, en p.189-190, il défend son relativisme en disant « C’est le contraire du nihilisme. Il ne s’agit pas d’abolir la morale . . . , mais de constater que la morale n’est qu’humaine, qu’elle est notre morale, non celle de l’univers ou de l’absolu. » Le problème c’est que le subjectiviste ne préserve pas la morale, mais les morales. Le subjectiviste permet qu’une personne et une autre puissent dire une chose et son contraire sans qu’aucun n’ait tort; leur vérité est alors « abolie », pour utiliser son terme. « Notre morale », dit-il ? De quel « nous » s’agit-il ? Les Nazis ou les bonnes sœurs ? La morale de l’État Islamique, ou celle des moines Tibétains ? C’est le relativisme complet, c’est le nihilisme moral.
J’en arrive à ma dernière critique de la moralité selon André Comte-Sponville. Pour faire passer son subjectivisme en douceur et convaincre le lecteur que sa position n’est pas si implausible que ça, il tente un parallèle avec d’autres domaines dans lesquels on rencontre également soi-disant le subjectivisme. Quels domaines ? –Les sciences ! En définissant le nihilisme, il disait : « j’appelle « nihilisme » tout discours qui prétend renverser ou abolir la morale, non parce qu’elle serait relative, ce que j’accorde bien volontiers (les sciences sont relatives aussi ; ce n’est pas une raison pour les refuser) »
Pardon ? Les sciences sont relatives ? Clairement pas. La science peut parfois se tromper, mais elle n’est pas relative. Le savoir scientifique qu’elle fournit est objectif. La rondeur de la terre n’est pas une affaire de préférence personnelle ; notre planète est vraiment, objectivement ronde et non plate. Le théorème de Pythagore n’est pas relatif à celui qui l’énonce. L’existence de la molécule d’ADN est objectivement vraie. Pas besoin de s’attarder sur ce point pour le lecteur attentif: le relativisme est tout aussi absurde en science qu’en éthique.
André Comte-Sponville semble ensuite étendre son relativisme à la question du pluralisme religieux : de toutes les religions qui se contredisent, il ne dit pas vraiment que leurs enseignements sont objectivement faux, mais qu’il « s’en méfie ». Page 72 : « je me méfie de l’exotisme, du tourisme spirituel, du syncrétisme, du confusionnisme new age ou orientalisant. » Qu’il affirme le relativisme en religion est moins surprenant qu’en science, mais il semble aller même au-delà pour affirmer le relativisme absolu en toute chose, lorsqu’il écrit (p.58) « Qu’aucune connaissance ne soit la vérité (absolue, éternelle, infinie), c’est bien clair. Mais elle n’est une connaissance que par la part de vérité (toujours relative, approximative, historique) qu’elle comporte, ou par la part d’erreur qu’elle réfute » En toute honnêteté, je ne suis pas certain de comprendre ce que veut dire cette phrase ; mais si elle n’est pas incompréhensible, elle me semble bien affirmer que toute connaissance est « toujours relative », et c’est donc absurde (en plus de se réfuter soi-même si cette phrase elle-même est supposée être objectivement vraie).
En bref, ni les sciences en particulier, ni la connaissance en général, ne permettent le relativisme, et nous n’avons donc aucune bonne raison de trouver le subjectivisme moral d’André Comte-Sponville moins problématique qu’il ne l’est vraiment. Il existe bel et bien des valeurs morales objectives, et comme je l’ai soutenu ci-dessus, il s’ensuit logiquement que Dieu existe.
Nous en avons dit assez sur la question de la moralité, il est temps de nous tourner vers les arguments d’André Comte-Sponville en faveur de l’athéisme, ce sera dans la partie suivante.
Guillaume Bignon, M.S., M.A., Ph.D. Théologie Philosophique
Pingback: Huit cents ressources gratuites en français sur l'apologétique (la défense de la foi) – Par la foi