« Moralité sans Dieu ni maître » un subjectivisme rafraichissant (bien qu’incroyable) – Partie 3 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville
La première partie du livre L’esprit de l’athéisme tente de répondre à la question « Peut-on se passer de la religion ? » Il s’agit en fait d’une discussion (principalement) sur la moralité et le sens de la vie, en supposant que Dieu n’existe pas. André Comte-Sponville annonce sa réflexion : « Je m’interroge, en philosophe, sur la possibilité de bien vivre sans religion » (p.13). Cette discussion est extrêmement pertinente, car dans son voisinage se trouve un argument classique en faveur de l’existence de Dieu, qui procède comme suit.
Traditionnellement, les chrétiens ont ancré la moralité dans la nature et les commandements de Dieu : « Ne commets pas de meurtre, ne mens pas, ne commet pas d’adultère, aime ton prochain comme toi même, etc… » Dieu, en tant que créateur de l’univers et des hommes, siège au dessus des individus et des cultures, et obéir à ses commandements constitue notre obligation morale. Selon cette vue de la moralité, la différence entre le bien et le mal est objective : que je sois d’accord ou pas, il est bon d’aimer son prochain, et il est mal, objectivement, de commettre un viol ou de torturer un enfant pour s’amuser, que je sois d’accord ou pas. Ce n’est pas qu’une affaire de préférences personnelles, c’est une affaire de vérité objective : il est mal de faire cela.
En revanche, si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de point de vue privilégié pour départager les différences d’opinion entre les hommes. La moralité sans Dieu doit être subjective : il s’agit de préférences personnelles des individus ou des sociétés, des préférences parfois très passionnées, certes, mais sans qu’un avis soit plus « vrai » qu’un autre. Le choix extrêmement moral entre la protection d’un bébé ou son abus sexuel, devient similaire au choix entre une glace au chocolat et une glace à la vanille : certains préfèrent l’un, d’autres préfèrent l’autre, mais nul n’a vraiment, objectivement, raison. André Comte-Sponville cite Kant à cet effet (p.51-52) :
Avoir une religion, précise la Critique de la Raison pratique, c’est « reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins ». Pour ceux qui n’ont pas ou plus la foi, il n’y a plus de commandements, ou plutôt, ils ne sont plus divins ; il reste les devoirs, qui sont les commandements que nous nous imposons à nous mêmes.
Mais de quel « nous » s’agit-il ? De l’individu, de la société. Ces impositions personnelles ne sont donc que subjectives et ne s’imposent pas du tout sur le voisin peut-être psychopathe, dont l’opinion morale diffère significativement, et qui s’ « impose » beaucoup moins que nous. Aucun moyen de nous départager objectivement.
Cette vue étant à mon sens extrêmement difficile à adopter, elle est l’occasion d’un argument déductif en faveur de l’existence de Dieu :
Prémisse 1 – Si Dieu n’existe pas, alors il n’existe pas de valeurs morales objectives
Prémisse 2 – Il existe en fait des valeurs morales objectives
Conclusion : par conséquent, Dieu existe.
Puisque l’athée nie la conclusion de l’argument, il se doit logiquement de nier au moins l’une de ses prémisses pourtant toutes deux très plausibles. Voyons ainsi quelle approche est adoptée par André Comte-Sponville. Il discute (p.31) de la perspective de garder une certaine moralité malgré son rejet de Dieu :
Notre société, en tout cas en Europe, y croit de mois en moins [en Dieu]. Est-ce une raison pour jeter le bébé, comme on dit familièrement, avec l’eau du bain ? Faut-il renoncer, en même temps qu’un Dieu socialement défunt … à toutes ces valeurs –morales et culturelles– qui se sont dites en son nom ?
Non, nul ne doit renoncer à vivre par ces valeurs morales, mais l’athée doit renoncer à leur vérité objective, oui. André Comte-Sponville parle de conserver, en tant qu’Athée, une « fidélité » envers les valeurs morales qui lui sont chères : « La fidélité, c’est ce qui reste de la foi quand on l’a perdue » (p.31). Mais fidélité envers quoi ? Quel standard adopter pour y être fidèle ? Il n’y a plus de valeur objective, le choix devient arbitraire.
Comte-Sponville commet ensuite le sophisme épouvantail, qui consiste à déformer l’argument, pour le réfuter plus facilement, mais c’est donc sans succès, car il ne répond qu’à une caricature de l’argument, que personne ne défend. Il annonce au sujet des valeurs morales : « Que ces valeurs soient nées, historiquement, dans les grandes religions … , nul ne l’ignore. Qu’elles aient été transmises, pendant des siècles, par la religion …, nous ne somme pas près de l’oublier. Mais cela ne prouve pas que ces valeurs aient besoin d’un Dieu pour subsister » On est bien d’accord : cela ne prouve pas qu’elles aient besoin de Dieu. La grande question au sujet des valeurs morales n’est pas de savoir qui les a dites en premier, ou qui les a répétées dans l’histoire, mais plutôt sont-elles objectivement vraies ? Et pour garantir cela, Dieu est nécessaire.
Comte-Sponville répond ensuite à une autre déformation de l’argument, en nous rappelant l’évidence que sous prétexte qu’une personne est athée, elle ne va pas être particulièrement immorale : « Bayle, dès la fin du XVIIe siècle, l’avait fortement souligné ; un athée peut être vertueux, aussi sûrement qu’un croyant peut ne pas l’être » (p.54). Evidemment ! mais ce n’est pas la question. Il confond l’existence de Dieu avec la croyance en l’existence de Dieu. Que les choses soient claires, je le dis haut et fort, un athée peut être merveilleusement bon, et un croyant peut être atrocement immoral ; il n’est absolument pas nécessaire de croire en Dieu pour faire le bien ; ce qui est nécessaire pour maintenir une moralité objective, c’est l’existence de Dieu, pas la croyance en Dieu. Comte-Sponville confond l’épistémologie et l’ontologie (la fondation réelle de la moralité). Il développe cette erreur par une série de questions rhétoriques (p.32): « Sincèrement, est-ce que vous avez besoin de croire en Dieu pour penser que la sincérité vaut mieux que le mensonge, que le courage vaut mieux que la lâcheté, que la générosité vaut mieux que l’égoïsme, que la douceur et la compassion valent mieux que la violence et la cruauté, que la justice vaut mieux que l’injustice, que l’amour vaut mieux que la haine ? » La réponse est claire : « Non, pas du tout », mais l’existence de Dieu est nécessaire pour que toutes ces affirmations soient objectivement vraies ! « Faudrait-il, parce qu’on ne croit plus en Dieu, devenir un lâche, un hypocrite, un salaud ? » (p.33) Mais non, c’est la même incompréhension, poussée à l’absurde : là non plus il n’y a pas de « il faudrait ». Si Dieu n’existe pas, on perd l’obligation humaine objective de faire le bien. On ne gagne évidemment pas une obligation de faire le mal !
Il continue : « Qu’on ait ou pas une religion, la morale n’en continue pas moins, humainement, de valoir » (p.34) Mais la question se pose tout naturellement : « La morale? Quelle morale ? » Tout est relatif si elle ne vaut que « humainement ». En effet, tous les humains ne sont évidemment pas d’accord. Toutes les sociétés non plus. Alors de quelle morale s’agit-il ? celle de Gandhi, ou celle de Mao ; celle de Jésus, ou celle d’Adolf ?
Il répond : « Quelle morale ? Nous n’avons guère le choix. Même humaine et relative, comme je le crois, la morale ne relève ni d’une décision, ni d’une création. Chacun ne la trouve en lui qu’autant qu’il l’a reçue (et peu importe au fond que ce soit de Dieu, de la nature ou de l’éducation) et ne peut en critiquer tel ou tel aspect qu’au nom de tel ou tel autre. » Ne vous laissez pas tromper par la phrase « Nous n’avons guère le choix » ; Comte-Sponville ne veut pas dire par là que la moralité est objective et valable qu’on le veuille ou non ; il veut dire que les valeurs individuelles, purement subjectives, affirmées par chacun, viennent de ce que l’individu trouve en lui, mais cette moralité ne vaut rien de plus que celle de son voisin, qui en lui, trouve une moralité complètement différente.
Il répète enfin (p.51) la caricature de l’argument en disant qu’un croyant qui devient athée ne va pas soudainement devenir radicalement immoral : perdre la foi, dit-il,
Cela ne change rien non plus, ou presque rien, à la morale. Ce n’est pas parce que vous avez perdu la foi que vous allez soudain trahir vos amis, voler ou violer, assassiner ou torturer ! « Si Dieu n’existe pas, dit un personnage de Dostoïevski, tout est permis. » Mais non, puisque je ne me permets pas tout !
On voit ici encore l’incompréhension de l’argument moral : nul ne dit que l’athée est immoral, mais simplement que si Dieu n’existe pas, la moralité n’est pas objective : en vrai, « tout est permis », comme dit effectivement Dostoïevski. La réponse de Comte-Sponville rate le coche : le fait que lui, personnellement, ne se permette pas tout, n’a aucune pertinence sur la question : il en reste que la moralité n’est pas réelle, elle n’est pas objective, et donc qu’objectivement, tout est permis.
Ces déformations et critiques impertinentes de l’argument sont nettes et il me fallait évidemment les corriger, mais au final, rassurez-vous, elles n’obscurcissent pas du tout la position d’André Comte-Sponville vis-à-vis de l’argument moral pour l’existence de Dieu. En effet, Comte-Sponville est en fait parfaitement clair au sujet de quelle prémisse de l’argument il rejette : il rejette la prémisse 2, celle qui disait « Il existe des valeurs morales objectives ». André Comte-Sponville fait preuve d’une clarté sincèrement rafraichissante, en affirmant de manière limpide qu’il pense que la moralité n’est pas objective. Quand on retire Dieu, il cite Wittgenstein (p.186) disant qu’il n’y ni bien ni mal, et conclut qu’ « Il n’y a plus que le réel, qui est sans autre. A quelle norme ou règle pourrait-on le soumettre ? » Exactement. Il poursuit (p.187) : « Spinoza l’a pensé dans sa rigueur : « le bien et le mal n’existent pas dans la Nature », et rien n’existe au-dehors. C’est pourquoi la réalité et la perfection sont une seule et même chose : non parce que tout serait bien, comme le croient les providentialistes, mais parce qu’il n’y a ni bien ni mal. » Notez bien le langage, ce n’est pas moi qui lui prête des mots excessifs : il affirme qu’il n’y a ni bien ni mal.
Il continue :
« Cela n’empêche pas de se construire une éthique (il y a du bon et du mauvais pour nous), ni même de penser une morale (qui est l’absolutisation, à la fois illusoire et nécessaire, de l’éthique). Mais cela interdit d’en faire une métaphysique ou une ontologie, autrement dit de projeter sur la nature ce qui n’existe qu’en nous, de prendre nos jugements pour une connaissance, nos idéaux pour le réel, donc aussi, et surtout, le réel pour une faute ou une déchéance (lorsqu’il ne correspond pas à nos idéaux). »
Comte-Sponville a le mérite d’être clair ! La moralité est illusoire, n’est pas une ontologie, elle n’existe qu’en nous, nos idéaux ne sont pas réels, et donc il n’y a pas de faute ou de déchéance. Il conclut (p.189) : « C’est ce que j’appelle le relativisme, ou plutôt c’est son envers positif : seul le réel est absolu ; tout jugement de valeur est relatif. » et (p.192) « Si toute morale est relative, comment l’absolu pourrait-il en avoir une ? Si l’absolu est amoral, comment la morale pourrait-elle ne pas être relative ? »
Nous voilà bien d’accord : ce relativisme moral est une conséquence directe de l’athéisme. « Nous voilà sans Dieu ni Maître. C’est ce que j’appelle l’indépendance, dont Svâmiji disait qu’elle est le vrai nom de la spiritualité. » (p.194)
Mais évidemment je rejette cette conclusion comme étant assez littéralement « incroyable », il y a réellement, objectivement, du bien et du mal, et nous verrons dans la partie suivante que Comte-Sponville lui même n’arrive pas à respecter son standard (ou manque de standard !) de manière cohérente. Mais donc si la moralité ne peut être objective sans Dieu, et que la moralité est objective (comme nous le défendrons dans la partie suivante), il s’ensuit logiquement que Dieu existe.