« Détection intelligente d’une conception intelligente » L’argument téléologique – Partie 9 de ma critique de « L’esprit de l’athéisme » d’André Comte-Sponville
La troisième et dernière preuve pour l’existence de Dieu qu’André Comte-Sponville critique est celle qu’il appelle « physico-théologique », ou l’argument du « dessein intelligent ». Cet argument, popularisé par William Paley, et modernisé de manière contemporaine par les avocats du « dessein intelligent », consiste à observer dans la nature certains motifs complexes, et à tirer la conclusion que la meilleure explication de ces motifs est une intelligence ordonnatrice qui les aurait conçus, afin d’accomplir un but désiré. Comme un « but » ou une « fin » en grec se disent « télos », cette preuve est aussi appelée « l’argument téléologique ». Le partisan de cet argument téléologique, donc, affirme que certains motifs dans la nature nous permettent de tirer la conclusion qu’ils sont le fruit d’un dessein intentionnel, par un créateur intelligent, plutôt que le fruit uniquement du hasard et des lois naturelles. Pour ce faire de manière justifiée, les partisans du dessein intelligent ont proposé et défendu certains critères qui permettent de reconnaître le dessein, et le distinguer du hasard. Un de ces critères, offerts par William Dembski, s’appelle la « complexité spécifiée », et propose que l’on soit justifié pour reconnaître un dessein intelligent lorsque l’objet ou motif observé possède deux propriétés : 1-il est très improbable, et 2-il correspond à un plan spécial indépendant. Je m’explique.
Si vous entrez dans la cuisine et que vous voyez un sac de nouilles « alphabet » renversé sur la table en vrac, avec les lettres dans un ordre tel que : « D U FP E D CNE I ZD JRO », vous supposerez à juste titre que le sac a été renversé de manière aléatoire, sans que quelqu’un les organise particulièrement sur la table. Mais si au contraire les lettres posées sur la table épelaient une phrase compréhensible en français, comme par exemple « QUAND L APPETIT VA TOUT VA », vous concluriez plutôt, et toujours de manière bien justifiée, qu’une personne intelligente les a organisées comme ça pour accomplir un but, à savoir le but de communiquer cette phrase. Comment le savez-vous ? Le critère de William Dembski nous dit que l’organisation de nos nouilles est : 1-très improbable, et 2-correspond à un plan spécial indépendant (la communication d’une phrase connue) ; elle exhibe donc la « complexité spécifiée », et justifie la conclusion d’un dessein intelligent. Si les nouilles avaient épelé « D U FP E D CNE I ZD JRO », elles auraient été complexes, mais pas spécifiées. Et si elles avaient épelé « JE », elles auraient été spécifiées, mais pas assez complexes pour que l’on puisse justifier la conclusion du dessein intelligent. Mais donc, lorsque notre motif est à la fois complexe et spécifié, nous sommes justifiés pour reconnaître un dessein intelligent.
Le partisan de l’argument téléologique applique alors ce raisonnement à plusieurs motifs dans la nature, qui suggèrent l’existence d’un créateur intelligent à l’origine de l’univers et de la vie. Un des éléments qui se prêtent à cette déduction est l’ADN dans nos cellules. Il fonctionne en alphabet pour coder la synthèse des protéines, et exhibe précisément la complexité spécifiée que l’on vient de définir : ses motifs sont extrêmement improbables (la chaîne de l’ADN est bien plus longue que notre phrase de nouilles alphabet), et ils correspondent à un plan spécial indépendant, le plan de la synthèse des protéines. L’ADN pourrait donc bien justifier la conclusion que la vie est le fruit d’un dessein intelligent, plutôt que d’un processus aléatoire.
Mais de manière à mon sens bien plus convaincante que l’ADN, cette détection d’intelligence créatrice s’applique surtout au dénommé « fin réglage » des conditions initiales de l’univers. La science moderne a découvert qu’un certain nombre des constantes intervenant dans les équations des lois fondamentales de la physique (la constante de gravitation, le quotient des masses de l’électron et du proton, etc.), ainsi qu’un certain nombre de quantités initiales de notre univers (la vitesse d’expansion, le niveau initial d’entropie, etc.) semblent avoir été ajustées avec une précision incommensurable, pour permettre la vie dans l’univers. Si ces constantes ou quantités avaient été ne serait-ce qu’une fraction plus petites ou plus grandes, la vie aurait été impossible où que ce soit dans l’univers. Ce fait remarquable requiert une explication. Est-ce le hasard pur que l’univers permette la vie ? Aucune chance ! Les nombres sont tels qu’un univers ne permettant pas la vie aurait été littéralement des milliards de milliards de fois plus probable. Est-ce du à la nécessité physique ? Probablement pas non plus, car des variations de ces quantités et constantes auraient été compatibles avec nos mêmes lois de la nature ; il n’y a aucune raison de penser que ce fin réglage soit physiquement nécessaire. Mais donc il ne reste qu’une explication alternative plausible : l’univers exhibe un réglage fin pour permettre la vie, parce que…l’univers a été réglé finement dans le but de permettre la vie ! Mais donc cela implique que l’univers a un créateur et designer, qui a finement réglé l’univers avec pour but de permettre l’existence de la vie. C’est l’argument téléologique.
Quelles réponses à cet argument nous sont alors offertes par André Comte-Sponville ? Il dit de cette preuve : « C’est la plus populaire, c’est la plus simple. C’est la plus évidente et la plus discutable » (p.96). Je ne partage pas son opinion sur ces points, mais comme il s’agit juste de ses préférences personnelles assez subjectives, je ne peux pas vraiment les critiquer. En revanche, lorsqu’il passe à l’explication de l’argument, il déforme ses affirmations. Il l’explique en ces termes :
On part de l’observation du monde ; on constate un ordre, d’une complexité indépassable ; on conclut de là à une intelligence ordonnatrice. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du « dessein intelligent ». Le monde serait trop ordonné, trop complexe, trop beau, trop harmonieux pour que ce puisse être le fait du hasard ; une telle réussite supposerait, à son origine, une intelligence créatrice et ordonnatrice, qui ne peut être que Dieu.
Non. Il y a au moins deux erreurs dans sa présentation de l’argument. Premièrement, ce n’est pas juste une complexité, qui justifie la conclusion du dessein intelligent ; c’est une complexité spécifiée ; une complexité avec un but, correspondant à un motif indépendant. Toute montagne dans la nature exhibe un motif de roches très complexe, sans pour autant justifier la conclusion du dessein intelligent. En revanche, le Mont Rushmore, qui exhibe (de manière tout aussi complexe) les têtes de 4 présidents des Etats-Unis, nous permet de conclure qu’il est le fruit du dessein intelligent, car il correspond à un motif indépendant, à savoir le portrait de ces présidents. De même, le fait que la combinaison des constantes et quantités initiales de l’univers soit extrêmement improbable ne justifie pas en soi la conclusion du dessein ; mais le fait que cette combinaison tombe précisément dans une fenêtre minuscule permettant la vie dans l’univers nous permet de conclure à un dessein par le créateur de l’univers. Et deuxièmement, nul ne dit qu’un dessein intelligent par Dieu soit la seule explication possible. Nous disons seulement que c’est de loin la meilleure. C’est une inférence à la meilleure explication, et il me semble bien qu’elle soit justifiée.
André Comte-Sponville offre alors une autre objection, celle des « imperfections » en critiquant la formulation de l’argument par William Paley. Paley avait proposé la célèbre « analogie de l’horloge », en disant que s’il se promenait dans la lande et trébuchait sur une horloge trainant dans la nature, la meilleure explication de l’horloge avec ses mécanismes complexes pour donner l’heure serait un designer intelligent. Comte-Sponville critique alors cette analogie, en disant (p.98):
elle fait peut de cas, j’y reviendra, des désordres, des horreurs, des dysfonctionnements, qui sont innombrables. Une tumeur cancéreuse est aussi une espèce de minuterie (comme dans une bombe à retardement) ; un tremblement de terre, si l’on veut tirer la métaphore horlogère, fait comme une sonnerie ou un vibreur planétaire. En quoi cela prouve-t-il que tumeurs ou cataclysmes relèvent d’un dessein intelligent et bienveillant ?
L’objection est mal conçue. Personne ne dit pouvoir prouver par l’argument téléologique que le créateur intelligent est aussi omniscient et bienveillant. Ce n’est pas le fardeau de cet argument, et Comte-Sponville nous doit donc toujours une réponse pour préserver la cohérence de son athéisme face à l’argument du dessein intelligent, car même un dessein imparfait reste un dessein intelligent, et même un dessein malveillant reste un dessein intelligent. Une Lada est le fruit du dessein même si ce n’est pas une BMW. Et un étau de torture est le fruit du dessein même si ce n’est pas une table de massage. Le problème du mal mérite effectivement une réponse par le philosophe théiste, et j’y viendrai plus tard dans cette critique, mais pour le moment, le souci des imperfections ou du mal est complètement impertinent pour le théoricien du dessein intelligent qui appuie l’argument téléologique.
André Comte-Sponville tente ensuite de nier le dessein intelligent en disant que la science moderne a dépassé « un modèle mécanique ». Je ne vois pas bien pourquoi un « modèle mécanique » serait au cœur de l’argument téléologique, et je soupçonne que Comte-Sponville dise ceci à cause de sa focalisation exagérée sur l’analogie de l’horloge : une horloge est mécanique, le croyant dit que l’univers est un peu comme l’horloge, alors l’univers doit être mécanique ? Ce n’est clairement pas une affirmation de mon argument ; néanmoins, il affirme (p.98): « La nature, telle que nos scientifiques la décrivent, relève plutôt de la dynamique (l’être est énergie) ». Voilà encore une phrase bien obscure. L’être a de l’énergie, mais il n’est pas énergie. Et l’énergie est bien sûr incluse dans un modèle mécanique : énergie cinétique, énergie potentielle de pesanteur, énergie potentielle élastique sont toutes au centre de l’étude des systèmes mécaniques. Il poursuit en ajoutant que la nature relève « de l’indéterminisme (la nature joue aux dés ; c’est en quoi elle n’est pas Dieu) ». Encore une fois, l’affirmation est impertinente vis-à-vis de l’argument, mais j’ajoute que non, la mécanique quantique n’est pas nécessairement indéterministe. Ses équations admettent une bonne dizaine d’interprétations possibles, certaines étant entièrement déterministes, et elles sont empiriquement équivalentes. Et dans tous les cas, personne ne dit que la nature est Dieu ; seulement qu’elle est créée par Dieu. Enfin, même si la nature s’avérait indéterministe, ça n’exclurait pas la providence de Dieu, donc c’est une fausse piste complète. Il conclut son objection avec « l’entropie générale (que dirait-on d’une horloge qui tendrait vers un désordre maximal ?) ». Ma réponse consiste simplement à répéter sa question : et oui, « qu’en dirait-on ? » Qu’elle n’est pas le fruit de dessein ? évidemment pas. Une horloge qui tend vers le désordre reste un dessein intelligent. L’argument téléologique reste encore intouché.
André Comte-Sponville propose ensuite d’expliquer la complexité de la vie par la théorie darwiniste de l’évolution : « l’évolution des espèces et la sélection naturelle remplacent avantageusement—par une hypothèse plus simple—le plan providentiel d’un mystérieux créateur » (p.98-99)
En premier lieu, cette réponse est évidemment inepte contre le fin réglage des conditions initiales de l’univers. Mais malheureusement, même en biologie, l’argument téléologique se porte principalement sur le contenu de la cellule, et la structure de l’ADN. Or le darwinisme présuppose entièrement l’existence préalable de la cellule complète. Le darwinisme n’explique en rien le dessein dans la cellule, il tente uniquement d’expliquer comment on pourrait passer d’une espèce (toute faite) à une autre. Mais l’origine des espèces n’est pas « l’origine de la vie ».
Alors oui, il se trouve que je suis moi même sceptique au sujet de l’hypothèse que le processus darwinien purement naturaliste soit une bonne explication pour l’apparition des espèces (et de l’homme en particulier). En effet, je pense que même avec 4 milliards d’années sur la terre, il y aurait trop peu de temps pour que ce mécanisme génère toute la complexité biologique d’un être humain (Il y a une bonne dizaine d’étapes dans l’évolution supposée de l’homme qui sont chacune si improbable qu’il aurait fallu des milliards et des milliards d’années avant qu’elles ne se produisent par chance et sélection naturelle). Mais oubliez mon scepticisme : pour le sujet qui nous anime ici, je peux entièrement concéder la bataille de l’évolution au darwiniste, et l’argument téléologique touchera toujours au but ! Comte-Sponville pense que « Si le hasard (des mutations) créé de l’ordre (par la sélection naturelle), on n’a plus besoin d’un Dieu pour expliquer l’apparition de l’homme. La nature y suffit » (p.99). Mais c’est totalement faux. Même si le processus darwiniste était capable de générer de l’ordre par la sélection naturelle, il ne toucherait en rien au problème de l’apparition de la vie, ou, comme je l’ai dit, à l’argument téléologique principal, portant sur le fin réglage de l’univers.
André Comte-Sponville se lance alors dans une critique des agissements des partisans de l’argument du dessein intelligent, en disant (p.99) :
On comprend que les partisans du « dessein intelligent » s’en prennent si souvent au darwinisme
oui, ils « s’en prennent » au darwinisme ; avec des arguments ! Comte-Sponville ne nous dit pas exactement pourquoi ce serait problématique. Il continue :
… jusqu’à prétendre parfois—au nom de la Bible !—en interdire l’enseignement ou le mettre au niveau de la genèse.
J’ai bien peur que ça ne soit de la fiction. J’invite André Comte-Sponville à citer un seul théoricien du dessein intelligent (un seul!) qui suggère l’interdiction d’enseigner le darwinisme ! William Dembski, John Lennox, Michael Behe, Michal Denton, Stephen Meyer, David Berlinski, aucun des champions du dessein intelligent ne suggèrerait une telle chose : bien au contraire, il comprennent bien que l’on ne peut pas réfuter un thèse sans d’abord l’enseigner et l’expliquer ! Et non, la Bible n’entre même pas dans cette conversation, les partisans du dessein intelligent ne sont même pas tous croyants (Berlinski est agnostique). Ces critiques sont donc des fausses-pistes, et les actions ou le caractère des partisans d’un argument sont complètement impertinents vis-à-vis des mérites de l’argument (le nier, c’est commettre le sophisme appelé « argumentum ad-hominem » : attaquer la personne plutôt que son argument).
André Comte-Sponville conclut enfin sa critique de l’argument avec une dernière remarque assez inattendue :
Le jour où le soleil va s’éteindre, dans 5 milliards d’années, la preuve physico-théologique aura perdu, selon toute vraisemblance, la plupart de ses partisans, ou bien c’est qu’ils seront au paradis. Cette alternative, qui reste ouverte, dit assez que cette « preuve » n’en est pas une. (p.99)
Ai-je besoin d’expliquer au lecteur que cette objection manque sa cible ? En quoi cette réflexion étrange touche-t-elle de près ou de loin aux mérites de l’argument ? Évidemment que le jour où le soleil s’éteint (si on suppose que l’univers se déroule jusque là), et que la vie terrestre s’arrête, alors il n’y aura plus d’humains sur terre pour défendre l’argument téléologique (ni d’humains pour en être sceptique !) mais quel rapport avec le fait que la « preuve » physico-théologique en soit une ou pas ? Aucun.
En conclusion, la première raison offerte par André Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas, était la « faiblesse des arguments théistes ». Nous avons vu en réponse que l’absence de preuve ne serait pas même une preuve d’absence, mais que de toutes façons, il y a bel et bien de solides arguments en faveur de l’existence de Dieu : certains restés intouchés par Comte-Sponville, et puis les trois qu’il évalue (la preuve ontologique, la preuve cosmologique par la contingence, et la preuve physico-théologique) survivent tous à ses critiques que j’ai montrées être invalides. Jusqu’ici, le théisme se porte donc plutôt bien.
Dans la prochaine partie, nous nous tournerons vers les raisons 2 et 3 offertes par Comte-Sponville pour affirmer que Dieu n’existe pas : la supposée « faiblesse des expériences », et la supposée « incompréhensibilité de Dieu ».